FIGAROVOX/TRIBUNE - Le succès de l’antispécisme traduit une méconnaissance de ce qu’est la nature humaine, estime le Père Laurent Stalla-Bourdillon.
Aumônier des parlementaires de 2012 à 2018, le père Laurent Stalla-Bourdillon est directeur du Service pour les professionnels de l’Information. Ce service répond au souhait de faire davantage se rencontrer le monde des médias et l’Église. L’auteur organise des rencontres pour éclairer la place des croyances et des religions dans la société. Il enseigne au Collège des Bernardins.
Les médias évoquent la mouvance de l’antispécisme dans l’opinion sans cerner son origine. Mais les meilleurs spécialistes de l’évolution, eux, s’inquiètent et sortent la plume afin d’endiguer l’aberration d’une redoutable confusion : non, l’homme n’est pas un animal comme les autres ! Ainsi Alain Prochiantz, neurobiologiste, dans son récent ouvrage « Singe toi-même » décrit la place des humains dans l’histoire des espèces animales et ce qui nous différencie des autres primates. Invité sur France Culture le 30 mai dernier, il s’alarmait de ceux qui n’entendent plus leurs différences avec les animaux. La journaliste Olivia Gesbert n’a pu manquer de lui poser la question décisive : « sommes-nous supérieurs aux animaux ? »
L’évolutionnisme darwiniste est largement insuffisant pour fonder l’ordre humain.
Tout est là : la perte totale de conscience de la nature humaine. L’invité se trouvait plongé malgré lui dans un ordre de comparaison qui présuppose une possibilité de mesurer l’homme et l’animal sur la même échelle. « Ne plus distinguer un poulet d’un Afghan est de la barbarie » ajoute Alain Prochiantz. Mais comment le faire s’il ne tient qu’à l’évolution de les avoir différenciés ? Il note « la confusion intellectuelle » : être différent n’est pas être inférieur ou supérieur, c’est être différent. C’est donc un autre ordre.
Il m’est apparu alors de manière saisissante que l’évolutionnisme darwiniste est largement insuffisant pour fonder l’ordre humain et poser la différence entre l’homme et l’animal. L’homme ne tire pas ses droits de l’évolution et s’il le fait, il devra les partager à ceux qui n’ont pas évolué avec lui. Alors d’où viennent les droits de l’homme ?
L’évolution irréfutable des espèces n’est pas en cause ici, mais elle ne permet pas de soutenir une spécificité de l’humain. Au contraire, elle laisse penser que finalement cette évolution était sans justice, et faisait retomber une responsabilité sur l’espèce favorisée aux dépens des autres espèces, victime de déclassement. Cette horizontalité, que l’on appelle l’immanentisme, ne propose aucune finalité à l’évolution. Alors éclate un insupportable effet de tirage au sort, d’un arbitraire purement matérialiste. Les animaux n’ont pas eu notre chance, c’est donc à nous de combler cette injustice à leur égard en les hissant à bord de notre humanité, ou au contraire en nous dépossédant des caractéristiques qui la fondent.
Ce que l’on pense finit tôt ou tard par se dire dans une manière de se gouverner et de gouverner le corps social.
L’animalisme (aussi appelé antispécisme) qui pointe le bout de son nez est bien la conséquence logique de la théorie darwinienne de l’évolution répandue comme vérité ultime et matrice d’un humanisme sans transcendance privant l’être humain d’être autre chose qu’une espèce d’animal prisonnier de l’évolution. Cette philosophie de « l’homme descendu du singe », « animal évolué » véhiculée depuis un siècle, vient faire muter une partie du corps social, qui se constitue en force politique afin de gouverner selon ces nouveaux principes philosophiques. Si les urnes ont permis une mesure très claire de l’irruption de cette nouvelle théorie politique, elles rappellent aussi le rapport étroit et constant entre pensée philosophique et action politique. Ce que l’on pense finit tôt ou tard par se dire dans une manière de se gouverner et de gouverner le corps social.
C’est ici que retentit l’urgence de puiser à nouveau dans les traditions philosophiques et religieuses qui éclairent la différence homme-animal. Autant les philosophes ont su très tôt et parfaitement nommer les facultés spirituelles de l’être humain, son intelligence et sa volonté, et le distinguer des végétaux et des animaux, autant seule une révélation peut éclairer l’être humain sur sa nature profonde. La connaissance de la spécificité humaine ne peut pas venir de l’homme lui-même. Elle ne peut que lui être révélée.
Seul l’être humain saura jamais ce que sont la grâce, la gratuité et la gratitude, cette dernière formant la fine pointe de son être.
La parole biblique, si disqualifiée aujourd’hui, offre pourtant une irremplaçable connaissance sur l’humanité. Si l’homme ne s’est pas fait lui-même, sa propre parole sur sa nature ne peut prétendre à l’exhaustivité. S’il tient la vie d’un autre, il doit encore recevoir de cet autre la signification de ce don. C’est ici encore une simple question de logique. La révélation biblique a parfaitement énoncé la finalité spécifique de l’être humain, dans l’accomplissement de sa personne par sa croissance spirituelle interne. L’être humain, fut-il corporellement constitué, n’est pas encore achevé à sa naissance. Tout son organisme spirituel est en devenir, son système de pensées et sa capacité à se donner gratuitement participent de cet accomplissement. Lui seul saura jamais ce que sont la grâce, la gratuité et la gratitude, cette dernière formant la fine pointe de son être, apte à une relation d’un type nouveau, à une vie supérieure faite d’union à la source de la vie, à Dieu.
Non seulement l’homme n’est pas un animal comme les autres, mais il n’est pas un animal du tout.
Ce n’est qu’à la mort de son corps, son temps de formation terminé, que l’on peut in fine recueillir la vérité de l’existence d’un homme. Nul ne saura le voir en ce monde, pas davantage que nous ne pouvons cerner notre propre origine dans la simple évolution temporelle et matérielle. Tant que l’homme est en ce monde, il demeure en « devenir » selon sa nature. Il ne sera visible comme « homme accompli » que derrière le rideau de la mort, c’est-à-dire dans une autre visibilité que celle de ce corps retourné à la poussière de la terre.
Autrement dit, aussi paradoxal que cela puisse paraître, l’être humain n’est pas ce que nous voyons qu’il est. Il est doué d’une vie invisible qui le constitue bien davantage que sa matérialité et son organicité biologique. Or, c’est précisément pour avoir négligé une telle compréhension de l’être humain depuis deux siècles, et avoir tenu pour négligeable l’héritage des connaissances philosophiques et religieuses, que l’être humain court le risque aujourd’hui d’être écrasé par un matérialisme sans raison, sans finalité, ni justice.
Le défi à relever est important si l’on songe que le facteur de l’émotion est à l’œuvre dans cette confusion, et chacun sait combien l’émotion peut aisément dominer la raison. En particulier devant les effets de l’industrialisation de la production animale dont les images heurtent les consciences assoiffées d’un idéal écologique et de nature inviolée.
L’effort de penser la nature humaine et d’apprendre à l’expliquer est une obligation morale pour les héritiers du trésor biblique, juifs et chrétiens, doublée d’un service citoyen. Il s’agit surtout de discuter sans être assuré de convaincre. L’homme seul possède la vie prenant conscience d’elle-même. Seul, il est l’animal par analogie, qui sait qu’il va mourir. Pour lui seul, la mort est plus qu’un évènement biologique mais d’abord un évènement spirituel. Osons redire alors non seulement que l’homme n’est pas un animal comme les autres, mais qu’il n’est pas un animal du tout. En dépit des similitudes avec les autres espèces, il répond seul, d’une autre origine, d’une autre destinée que les animaux, étant constitutivement appelé par ses capacités spirituelles à une vie qui vient, et pour laquelle il se prépare à naître.