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« Le pouvoir de relier »

1/ Introduction et bienvenue au Collège
Le Collège des Bernardins est né de la volonté des moines du XIIIème siècle d’étancher leur soif, soif de chercher Dieu, c’est-à-dire de comprendre la cohérence d’un monde à la fois merveilleux et redoutable à travers lequel Dieu créateur parle à et dans ses créatures. « Des choses secondaires, ils voulaient passer aux réalités essentielles, à ce qui, seul, est vraiment important et sûr » disait Benoît XVI, en évoquant les bâtisseurs du Collège dans son discours au monde de la culture, ici au Collège des Bernardins le 12 septembre 2008.
Conscients que l’homme ne se nourrit pas seulement de pain mais de paroles de sens, conscients qu’il cherche un but non pas imaginaire mais vrai et définitif et qu’il le reçoit et le découvre dans la Parole de Dieu, les moines ont édifié ce remarquable collège qui nous rassemble aujourd’hui, pour chercher et comprendre, pour méditer et prier, dans une vie où la quête du sens, le service des hommes et la louange de Dieu, était une même chose.
Leur quête est la nôtre ! et l’édification du bâtiment se prolonge par l’édification d’une communauté que nous formons amis des Bernardins – née du « pouvoir de relier », de nous relier les uns aux autres. Le seul édifice digne de l’homme, c’est une communauté, une fraternité humaine toujours ouverte !
Dans cet esprit, le Collège des Bernardins accueille tous ceux qui souhaitent progresser dans la quête du sens de l’existence à travers les arts, les études, les rencontres. Quelle que soit notre affiliation religieuse, avec ou sans connaissance préalable, que notre attente soit plus artistique, scientifique, philosophique ou théologique, le Collège est un lieu de rencontre des personnes, un lieu d’écoute du monde, de ses questions si nombreuses, en particulier en ces temps marqués par le retour de l’incertitude. C’est un lieu magnifique où chacun peut faire l’expérience d’une élévation intérieure par la beauté de son architecture très pure, qui à elle seule, est un langage et un message. S’il est vrai que nous avons la pensée de notre environnement, les moines savaient transcrire leur quête spirituelle dans une construction qui les encouragerait sans cesse à s’élever et à se centrer sur l’essentiel, qui seul nourrit et élève.
Bienvenue à vous qui êtes là, par votre présence et bienvenue à vous qui êtes en relation avec le Collège par les moyens technologiques qui vous permettent de vivre cette rentrée.
Bienvenue à vous qui viendrez à tel ou tel moment de l’année pour un concert, une exposition, un cours ou un débat.
Merci à tous ceux, étudiants et chercheurs, qui apporteront leurs contributions aux travaux du Collège et qui participeront à son rayonnement. Le Collège des Bernardins s’offre comme une réponse à la nécessité d’affronter ensemble les grandes questions contemporaines, et à la nécessité qu’existent des lieux ou grandisse la vie et l’amitié.

2/ Introduction au thème : le pouvoir de relier
Le collège vit sa rentrée à la lumière du verbe « relier ». Non seulement parce que nous le sommes (reliés), mais encore, parce que nous sommes appelés à le choisir, à vouloir nous relier. Ce verbe « relier » sera comme le cap de cette année. Lier, relier, liaison et relation sont autant de ses variations qu’il convient de redécouvrir. Nous sommes déjà reliés d’une certaine manière par le fait de vivre à la même époque, ou dans un même pays, dans une même ville, mais nous pouvons choisir librement de nous relier les uns aux autres, de tisser des liens pour former ainsi une communauté humaine animée par le sens d’une responsabilité commune. Qui pourrait imaginer aujourd’hui que l’individualisme technicien ou libéral, puisse nous permettre de traverser la crise qui nous frappe ? Qui pourrait ignorer que seuls des réseaux de nouvelles solidarités permettront à la société de tenir le choc et de résister à l’entropie, cette force de désintégration au sujet de laquelle le regretté Bernard Stiegler (1952-2020), tristement disparu cet été, ne cessait d’alerter. Les forces de déliaisons existent, elles ne sont pas négligeables ; elles ne sont pas irrémédiables non plus. Il nous appartient de leur opposer une volonté d’œuvre à l’unité : l’unité de la société et plus largement l’unité de l’unique famille humaine que nous formons. Le pouvoir de nous relier apparaît aussi comme la condition de notre avenir !
Chers amis, l’homme n’accède à la compréhension de lui-même que parce qu’il est lié à un environnement qui lui parle. Sa propre vie organique est un chef d’œuvre de relations d’ordre physique et biologique, qui – s’il sait les voir – lui apporte une révélation de sens et le fait entrer dans une intelligence nouvelle de ce qu’il est. « Les nouveaux progrès des sciences » disait Jean Guitton « permettent d’entrevoir une alliance possible, une convergence encore obscure entre les savoirs physiciens et la connaissance théologique, entre la science et le mystère suprême », nous y reviendrons.
En travaillant sur les implications philosophiques de la révolution scientifique, le physicien Bernard d’Espagnat (1921-2015) écrivait que « la méthode scientifique aide chacun de nous à se rappeler qu’il n’est ni un objet, ni même seulement un animal ou encore un démiurge solitaire et autosuffisant. Elle nous incite à diriger notre pensée vers le principe ultime des choses, conçu comme fondement du sens. Et elle nous indique (…) dans quelle direction il nous faut chercher la réponse au désir de compréhension et de communion qui nous fait homme (…) elle vient aider chacun de nous à se rapprocher de l’autre dans l’accomplissement de soi-même ».
Telle est bien la volonté du Collège des Bernardins et sa responsabilité d’affirmer autant que d’expliquer– qu’il n’y a de vie que de relations. Oui, le pouvoir de relier est identiquement le pouvoir de faire vivre ! La condition absolue de toute vie s’appelle la « relation ». Et lorsque la vie paraît malmenée, les relations doivent être soignées !
« Relier » et « vivre » sont bien synonymes, et « être vivant, c’est être relié » ! Cela est vrai au plan physique, social et nous le verrons, aussi au plan spirituel. Là où se trouve la relation, l’échange, l’accueil et le don, là est la vie. Nous n’avons que cette courte vie pour le comprendre, mais c’est bien là l’essentiel de toutes richesses à acquérir.

3/ La vie est relation
Avouons qu’il nous arrive parfois de ne plus prêter l’attention d’admiration à la diversité des choses qui nous environnent, tant nous sommes habitués à les voir : le ciel, la terre, la mer et tout ce qu’ils contiennent. Comme ils sont là tous les jours, ils nous semblent être là pour toujours.
Or…, la récente période du confinement a permis de s’interroger à nouveau et de découvrir un monde fragile, … un monde qui passe. Plus encore, nous sommes davantage conscients que « tout est lié » - comme le rappelle le Pape François et que c’est seulement parce qu’ils sont reliés entre eux que ces tous les éléments forment un univers accueillant la vie.
Dès lors, la vie telle que nous la voyons dévoile son propre équilibre de relations, qui ne dépend pas nous. Notre environnement est déjà le fait d’une multitude de magnifiques interactions : pas de plantes sans lumière du soleil, pas de récoltes sans pluie, pas de saisons sans les courants marins, etc… tout est lié ! Nous devons les apprendre et les connaître, les préserver et non les perturber, et surtout trouver en elles une source d’inspiration.

Reconnaissons encore que la vie nous apparaît trop souvent sous l’angle étroit de la temporalité, comme la succession d’un passé, d’un présent et d’un avenir. Sans origine claire, ni finalité certaine, la vie semble pour beaucoup exister dans une sorte d’apesanteur. Nous sommes là, mais nous ne savons pas bien pourquoi, ni en vue de quoi … Pour bien des personnes, la vie est ce qui nait, ce qui grandit, ce qui murit, ce qui vieillit et finalement ce qui meurt et disparaît à jamais ! Mais si– comme nous l’affirmons- Dieu qui est LE Vivant, ne nait pas, ne grandit pas, ne murit pas, ne vieillit pas et ne meurt pas ! c’est qu’il existe un Vivant capable de se dévoiler (pour nous) dans le temps, mais dont la vie ne dépend pas de lui. Quelle est donc cette vie qui s’affranchit du temps ?

4/ Les relations humaines
Pour la découvrir, il nous faut emprunter un chemin et passer par trois niveaux de relations ou d’échanges :
 le premier est celui de la relation au monde matériel qui nous entoure et constitue une sorte de « corps environnemental » sans lequel nous ne pourrions pas vivre.
 le second est celui d’une relation aux personnes qui forme un « corps social », absolument déterminant.
 enfin le troisième, est celui d’une relation à ce « mystère de la vie », à Dieu qui se dévoile dans la relation à notre propre personne dans notre « corps individuel » et dans notre intériorité.
Ainsi, nous sommes constamment reliés à ces 3 corps et notre vie humaine suppose une claire conscience de ces trois niveaux de relations. Précisons les encore.
a- les relations à l’environnement physique sont d’une certaine façon ce à quoi l’homme doit tout ; cet environnement physique est la condition de possibilité même de notre existence corporelle. Si nous prêtons attention à la réalité de notre corps, au plan physiologique, nous découvrons que la vie organique suppose un jeu d’échanges constants dans un environnement propice ; échanges entre un intérieur et un extérieur ; notre vie comprend une multitude de liaisons si bien que nous ne sommes vivants qu’en raison des liens si subtils qui relient notre corps à la terre et à l’atmosphère. Avec 12 à 18 respirations par minute, nous inspirons et expirons chaque jour des milliers de fois. La vie de notre corps se régule par de multiples échanges avec l’extérieur : par la nourriture lorsque nous avons besoin d’énergie, par la transpiration lorsque nous avons chaud, par le souffle pour oxygéner nos organes et nos muscles afin d’avoir de la force… en somme la vie apparaît bien comme la capacité de contrôler et de réguler des échanges entre des milieux différents. Nous sommes très sensibilisés aujourd’hui – à raison - à ce niveau de relation que nous appelons la protection de l’environnement, car il en va de notre vie ; mais le second niveau de relation aux personnes, n’est pas moins essentiel et nécessaire.
b- Si l’homme partage avec tous les vivants, une similitude de vie faites de relations organiques, il se distingue par sa capacité de créer des relations sociales et d’entrer en solidarité avec ses semblables, jusqu’à pouvoir faire de sa vie un don pour les autres. Il est bien le seul à penser sa vie et à en chercher le chemin d’accomplissement. En somme, nous construisons un environnement social capable de faire produire à notre vie, son fruit - qui ne paraît qu’à la faveur de relations sociales. C’est d’abord le cadre familial au sein duquel une vie nouvelle va pouvoir se développer. Une vie d’homme doit toujours à l’engagement des autres. Aucun d’entre nous, ne serait là si d’autres n’avaient pas pris soin de nous dans ces heures de notre naissance. Qu’ils en soient bénis et remerciés ! Le petit enfant que nous avons été, n’a été sauvé de la mort qu’en vertu des soins qui lui furent prodigués. Il est clair que les relations de soins et le soin apporté à nos relations ne soient plus une option aujourd’hui ! Comment pourrions-nous envisager une seule seconde que ce qui fut nécessaire au seuil de notre vie, ne le soit plus après quelques années ? D’où vient donc cette volonté farouche de ne dépendre de personne, alors qu’au fond, nous demeurons constamment dépendant non seulement de l’environnement, mais aussi du regard, de la présence et de la tendresse des autres ? Les relations à la présence humaine, aux autres personnes qui forment notre communauté de vie, sont donc la condition de possibilité de notre croissance ; sans ces relations, l’homme ne peut pas se développer, il a besoin des autres, il n’est jamais autonome mais lié et dépendant d’un tissu de relations qui soutiennent son existence ; nous redécouvrons aujourd’hui, notre responsabilité pour autrui.
Dès 1943, le philosophe Martin Buber (1878-1965) dans « le problème de l’homme », s’inquiétait de « la dissolution progressive des vieille, formes organiques de coexistence directe entre humains (…) car c’est le milieu relationnel humain, qui le préserve du sentiment de l’abandon total, faisant apparaître la solitude ! La solitude n’est qu’étourdie et réprimée par toute une agitation (faite de formes d’activisme numérique…) mais elles n’ont pas pu rétablir la sécurité détruite. Dès lors l’homme est confronté avec le fond de son existence, il apprend la profondeur de la problématique humaine. » Il ajoute : « L’état de liaison entre la personne, sa génération et sa société est conforme à sa nature ».
C’est ici l’occasion de considérer qu’au fond, personne ne vit pour soi-même, mais immédiatement nous sommes pour les autres ! Ce que nous portons en nous de qualités, de talents, n’est jamais seulement pour nous, mais pour les autres, afin qu’ils en bénéficient. Ce que je suis, je ne le suis jamais complètement pour moi, mais pour les autres ; c’est ainsi que notre identité se développe en un être pour autrui, en responsabilité pour sa vie. Si bien que la rencontre d’une autre personne suggère que je lui offre ce bien que je porte pour elle et que je reçoive d’elle ce bien, dont elle est porteuse pour moi. Dans cet échange survient la bénédiction qui consiste à « dire du bien d’autrui », à reconnaître ce qu’il y a de bon en l’autre pour moi, c’est-à-dire à nommer la bonté qui est en l’autre, qui est en elle et vient de Dieu - pour moi, pour nous.

5/ Le pouvoir de relier : la naissance du sens
Avançons encore un peu et découvrons que notre nature humaine nous rend capable de relier nous-mêmes les réalités du monde qui nous entourent. L’homme relié participe à une société, mais il a le pouvoir de relier ! Il est par essence la créature qui met en relation, qui relie les choses les unes aux autres. Ainsi pour avoir la vision d’un paysage faut-il établir la relation consciente de différents éléments : le ciel, des nuages, des arbres, une prairie… Par ses sens, l’homme voit et reçoit et par son intelligence il relie et conçoit une signification !
La nature humaine contient donc le pouvoir bien spécifique de relier, et ce n’est pas par hasard ! Au moyen des paroles, ce pouvoir de relier permet de donner du sens. Par le « verbe » qui se tient en lui, l’homme va se relier au monde et le nommer. C’est l’immense pouvoir de la parole, de poser comme une onction de sens sur un univers dont la seule matérialité resterait muette et froide. L’image divine dans l’homme se révèle dans l’exercice de ce pouvoir. C’est une belle responsabilité que de concevoir le sens juste du monde, des choses, de la vie ! Là où il y a de l’homme, là paraît la lumière du sens.

A l’heure où l’humanité est douloureusement surprise par une épreuve sanitaire qui s’ajoute à la crise écologique, n’est-ce pas le moment de nous relier à cette mystérieuse création, de nous relier les uns aux autres à l’aide de paroles bienfaisantes ? N’est-ce pas l’heure de replonger dans la quête du sens de notre vie ? La création n’est-elle pas invinciblement liée à son Créateur ? Sa beauté ne tient pas à sa seule matérialité mais à sa capacité de refléter Celui dont elle porte la trace. Maintenant qu’il peut sonder les profondeurs de l’univers, l’homme ne doit-il retrouver sa propre dimension cosmique ? « Il y a des découvertes qui montrent qu’on en sait moins que ce que nous croyons. Des découvertes qui n’augmentent pas nos connaissances, cela augmente notre conscience de notre inconnaissance » dit le physicien Etienne Klein. C’est pourquoi la vie humaine est bien - avant tout- une grande aventure spirituelle ! Nous pensions qu’elle était une aventure seulement matérielle, parce que nous sommes immergés dans un monde matériel et avons un corps matériel, mais c’est une erreur, la plus funeste de toutes, car ce monde matériel est déjà le langage de l’Esprit. Mais nous ne parlons plus cette langue. Il faut la réapprendre et entrer dans la lumineuse symbolicité des choses. La contribution originale du Collège à notre époque voudra rappeler qu’il n’y a « pas d’humanité plénière sans une alliance avec le Dieu créateur. Si l’homme désire être autre chose qu’une chose du monde, comme les animaux, les plantes ou les pierres, il faut qu’il entre dans une relation juste avec son Créateur et une relation juste avec les autres hommes. » Telle est l’aventure du Collège des Bernardins et la raison d’être des nombreuses propositions croisant des traditions culturelles et spirituelles différentes. Relier les personnes, les savoirs, les arts et toutes ces questions qui aiguisent notre curiosité sera notre route cette année.

Par l’effet de sa nature spirituelle, l’homme affirme que le monde ne se réduit pas à ce que nous en voyons, que l’homme est plus que son corps ; il n’est pas le jouet de forces seulement physiques, mais il est doué de liberté. Il se reçoit lancé dans l’histoire et peut répondre d’une finalité. Dans le même temps, il va découvrir que « le sens, c’est-à-dire le fondement sur lequel repose toute notre existence, nous ne pouvons le créer nous-mêmes, nous ne pouvons que le recevoir » comme l’expliquait Jospeph Ratzinger.
Tout ce que nous venons d’évoquer sur l’homme, le définit comme une « personne », un être en relation, constitué peu à peu dans l’épaisseur de son humanité par ses trois relations physiques, sociales et spirituelles.
Remarquons que si les organismes biologiques se renforcent dans la rencontre de l’adversité, il ne faut pas craindre l’épreuve car elle renforce l’esprit de l’homme dans son indépassable désir de connaître et de comprendre. Si tout ce qui est organique communique avec son environnement via des facteurs de stress en vue de la survie, l’homme lui aussi grandit à la faveur du questionnement, que lui suggère son environnement connu et inconnu, favorable ou hostile. La crise que nous connaissons ouvre nécessairement de nouveaux possibles
Le plus grand risque que nous puissions courir serait celui de la résignation, qui consisterait à cesser toute quête ; cela se traduirait par la fermeture des théâtres, des centres culturels, des salles de concerts, … Jamais notre curiosité ne sera assez grande pour honorer le don immense de la vie qui nous a été fait.

6/ La relation de dépendance
Je voudrais encore vous inviter à considérer deux types différents de relations. Le premier consiste à relier deux objets, par exemple un vase sur une table ; ils sont situés ensemble et leur relation n’est pas constitutive des objets. Ils sont et demeurent indépendamment de cette relation.
Dans le second, la relation devient constitutive des objets et se trouve même première par rapport à eux. Par exemple, la relation de paternité-filiation. ll n’y a en effet ni père sans fils, ni fils sans père. « C’est une double relation, être le père d’un fils et être fils d’un père. C’est la relation qui crée ses termes et fait d’eux un père et un fils [1]. » Ce type de relation révèle la dépendance radicale d’une réalité en rapport à une autre : ainsi d’un enfant et de sa mère, ou encore de la création en rapport à Dieu ; on pourrait également évoquer l’exemple biblique de la création du masculin et du féminin, qui sont coextensifs l’un à l’autre, le masculin ne préexistant pas à l’apparition du féminin, il n’y a l’un qu’en rapport à l’autre. L’un suppose immédiatement l’autre. Il n’y aura aucun sens avoir du féminin sans masculin et réciproquement.
Dans le cas de l’homme, c’est non seulement une relation divine qui le fonde, mais il atteint lui-même sa perfection dans la reconnaissance même de sa dépendance : il est fait pour entrer dans une relation de gratitude et de joie (non ce n’est pas une humiliation) ; notre propre perfection d’être humain suppose d’entrer dans la gratitude pour le fait d’avoir été créé, d’être aimé et sauvé par l’amour ! c’est tout le sens de la foi chrétienne : d’entrer dans une relation qui nous établit dans notre identité définitive et indépassable, celle d’enfant de Dieu !

7/ Relier les savoirs et la sagesse
La tentation est grande de regarder les choses en dehors du contexte qui les font apparaître et qui les porte, (en dehors de leurs relations ; apophtegme) une tentation de les connaître seulement sous l’angle étroit de la mesure et du calcul. La juste relation aux choses suppose de les recueillir dans une parole qui, en les nommant, les protège. La relation suprême et vitale qui n’est pas de nature matérielle ou physique mais spirituelle, s’appelle la confiance. Et nous sommes très certainement à l’aube d’une période où la confiance sera décisive : confiance dans la bonté de ce monde créé, confiance dans l’intelligence et la capacité du cœur des hommes, confiance en Dieu qui est au commencement et au terme de nos vies.
C’est pourquoi – et pour conclure - il nous faudra réapprendre à relier les savoirs et la sagesse, l’intelligence et l’intelligibilité, la connaissance et la compréhension, les choses dans leur matérialité et dans leur symbolicité ! Il n’est pas rare de sentir le décalage vertigineux entre « l’Homo sciens qui sait la science, s’intéresse aux faits, à la quantité, à la matière et à l’ordre physique » et « l’Homo sapiens, l’homme qui sait la philosophie, qui est conscient des qualités de logique, de sens, de but, de valeur, d’idée, et de l’ordre métaphysique ». Qu’il me soit permis de citer Michael D. Aeschliman dans son ouvrage « La restauration de l’homme » dans lequel, il exprime si clairement combien l’enjeu de notre époque est de donner du sens à nos connaissances ! Il écrit : « Pour atteindre à la vérité, aucune de ces deux formes de connaissance ne doit être niée ou ignorée. Nier la réalité et l’importance de la scientia est caractéristique du transcendantalisme radical (…) des fondamentalismes (…), mais de nos jours le déséquilibre le plus grand et le plus dommageable se trouve dans l’immanentisme radical de la culture et de la pensée occidentales dans leur ensemble, qui n’attribue de validité qu’à la scientia. Les scientistes ne voient pas que la scientia dépend entièrement de la sapientia pour tout ce qui concerne le langage, la compréhension, l’interprétation, la direction et le sens ; leur fervent enthousiasme à poursuivre la scientia débarrassée de la sapientia les mène à une doctrine borgne, dépourvue de sens – l’antithèse même de la véritable recherche du savoir. » Nous allons retrouver le pouvoir de relier l’intelligence divine et l’intelligence humaine, la raison divine illuminant la raison humaine. Notre époque appelle un renouveau de « la sapientia contemplative et évaluative et des points de vue rationnels et philosophiques cohérents [2]. »
Les connaissances se recueillent toujours dans une sagesse qui s’énonce dans un récit, une vision, une parole de sens. Si vous connaissez l’histoire de Moïse, puis-je vous demander ce que vous en avez compris ? Une chose est de connaître l’histoire, une autre est d’en comprendre la sagesse. Nous nous sommes trop souvent arrêtés au milieu du gué, et maintenant que les eaux montent nous prenons peur parce que nous manquons de confiance dans une compréhension heureuse du sens de ce monde.
Toute découverte, celle de Newton hier ou celle de la mécanique quantique aujourd’hui suscitent un nouvel effort de la pensée et appelle un renouveau de la foi. « La foi » disait le Cardinal Ratzinger, « est la forme, irréductible au savoir et sans commune mesure avec lui, d’une prise de position de l’homme à l’égard de l’ensemble de la réalité ; elle est ce qui donne le sens fournissant une base à la vie humaine, sens préexistant au calcul et à l’action de l’homme, sans lequel en définitive, il ne saurait ni calculer ni agir, faute de fondement. (…) Croire en chrétien veut dire : se confier au sens qui me porte et qui porte aussi le monde ; le regarder comme un roc solide sur lequel je peux m’appuyer sans crainte. Suivant le langage traditionnel nous pourrions dire : croire en chrétien c’est faire de son existence une réponse à la parole, au logos, racine et fondement de toutes choses. C’est admettre que le sens qui ne dépend pas de nous et que nous ne pouvons que recevoir, nous est déjà donné [3]. »

Mon encouragement à relier les hommes à leur environnement, à relier les hommes entre eux par-delà les différences de leur culture, de leur religion, et relier l’intelligence humaine à Dieu, les sciences à la sagesse est un encouragement à faire croitre la joie ; en cette période d’incertitude, le pouvoir de relier est le véritable pouvoir, le plus nécessaire, car la relation est le paradigme fondamental de la vie. « Tout est lié » ! Belle année au Collège des Bernardins.

***

Notes :

[1Jean-François Froger, Le livre de la nature humaine, Editions Grégoriennes

[2Michael D. Aeschliman, La restauration de l’homme, Editions Tequi

[3Cardinal Joseph Ratzinger, La foi chrétienne hier et aujourd’hui, Editions Cerf


Père Laurent Stalla-Bourdillon