La saveur de la vie semble se dissoudre peu à peu dans le flux permanent des informations. Comme une rivière sortie de son lit se mue en un torrent boueux, une information chasse l’autre. La vérité du sens des choses semble elle-même avoir été chassée de son espaces de prédilection : la raison a cédé sa place à l’émotion toujours prompte à réagir. Fascinés et stupéfaits par ce déluge d’informations qui engorgent les écrans des télévisions et des smartphones, nous sentons confusément que quelque chose altère la saveur de l’existence. Christian Salmon dans « L’Art du silence » évoque une « maladie auto-immune du langage » qui nous a contaminés : une inflation de paroles discréditées, « fake » [1]. Pire encore dans la société de l’information, désinformer est devenu un métier. Certains se disent dégoûtés et s’éloignent prudemment de ce fleuve informationnel incontrôlable et dangereux.
Nous pourrions surveiller autant qu’on le voudrait les émetteurs de nouvelles et mettre les professionnels de l’information sous la pression de vérifier la fiabilité de ce qu’ils annoncent, nous pourrions contrôler les diffuseurs et obliger les plateformes et réseaux sociaux à plus de régulation, il faudra toujours que l’utilisateur, le récepteur des informations joue pleinement son rôle au moyen non seulement de son esprit critique, mais surtout de son goût pour le vrai ! C’est seulement en donnant le primat à l’exigence du vrai, en retrouvant la saveur de la vérité que la société sera délivrée de l’intoxication des fausses informations ! Or, l’éducation à la vérité n’est pas le point fort de notre époque. Nous ne savons plus pourquoi la vérité est préférable au mensonge, pourquoi négliger le vrai n’est jamais sans conséquence, pourquoi le faux détruit.
La qualité de l’information dans l’univers numérique ne peut venir seulement des outils techniques de contrôle. Il faut vouloir préférer la vérité et prendre les moyens de la chercher. Cela demande un effort et du temps. Effort d’opérer une différenciation critique des informations, de leurs sources, de leur fiabilité. Effort d’élaborer sa propre opinion de manière construite. Prendre position revient toujours à être capable de rendre compte en raison de son opinion, qui ne peut être seulement fondée sur des émotions ou des ressentis. Le goût du vrai s’enseigne d’un point de vue formel et s’apprend par l’expérience. C’est une discipline éthique et anthropologique. C’est parce qu’il a besoin de la vérité pour vivre que l’être humain doit la chercher, la découvrir, comme un bon aliment pour son propre psychisme. « Les poissons ont besoin d’eau, les plantes ont besoin de terre, les hommes ont besoin de vérité » écrivait le dominicain Timothy Radcliffe [2].
La toxicité des fausses informations doit être repoussée au même titre que nous apprenons à repousser des aliments toxiques. Il n’y a jamais de neutralité en matière d’assimilation de l’information. L’éducation à la vérité n’est pas très tendance, puisque chacun doit, pense-t-on, être libre de sa vérité. Or, cela n’est ni possible, ni juste. Personne n’est libre à l’égard de la vérité. La vérité s’impose de toute façon comme telle, qu’elles que soient les acrobaties que l’on voudrait faire pour la dissimuler ou la simuler. C’est la vérité seule qui libère des erreurs et de l’arbitraire. L’éducation à la vérité doit retrouver ses lettres de noblesse non comme option mais comme chemin de libération pour tous. Il en va de la santé du corps social tout entier. La recherche de la vérité est bonne pour la confiance, pour la liberté. Elle est aussi facteur de confiance entre les membres de la société.
Saint Jean-Paul II nous le rappelait dans « Foi et raison » :
« Il faut reconnaître que la recherche de la vérité ne se présente pas toujours avec une telle transparence et une telle cohérence. La nature limitée de la raison et l’inconstance du cœur obscurcissent et dévient souvent la recherche personnelle. D’autres intérêts d’ordres divers peuvent étouffer la vérité. Il arrive aussi que l’homme l’évite absolument, dès qu’il commence à l’entrevoir, parce qu’il en craint les exigences. Malgré cela, même quand il l’évite, c’est toujours la vérité qui influence son existence. Jamais, en effet, il ne pourrait fonder sa vie sur le doute, sur l’incertitude ou sur le mensonge ; une telle existence serait constamment menacée par la peur et par l’angoisse. On peut donc définir l’homme comme celui qui cherche la vérité.
Il est utile de faire une brève allusion aux diverses formes de vérité.
Les plus nombreuses sont celles qui reposent sur des évidences immédiates ou qui sont confirmées par l’expérience. C’est là l’ordre de vérité de la vie quotidienne et de la recherche scientifique. À un autre niveau se trouvent les vérités de caractère philosophique, que l’homme atteint grâce à la capacité spéculative de son intelligence. Enfin, il y a les vérités religieuses, qui tout en s’enracinant aussi dans la philosophie, sont contenues dans les réponses que les différentes religions offrent aux questions ultimes selon leurs traditions. [3] »
Au fond, nous sommes tous aimantés par la vérité qui a déjà sa place au fond de toute personne. Nous cherchons qui croire et la confiance que nous accordons est elle-même fondée sur l’indice de vérité que nous discernons. Choisir la vérité est bon pour la santé mentale individuelle et pour la santé du corps social.
La lutte contre la désinformation sera donc aussi d’ordre éthique et spirituel. Il faudra renforcer les esprits au moyen de ces anticorps, que sont la responsabilité, la bonté, la vigilance pour renoncer à ce qui est faux et en protéger les autres. Face à la masse d’informations qui circulent sur les réseaux sociaux et face aux biais des algorithmes distribuant l’information, il est plus que jamais nécessaire d’aiguiser l’esprit critique en rendant désirable la vérité.