[Tribune] De la pandémie à l’invasion russe en Ukraine, il est urgent de remettre la fraternité au cœur de nos préoccupations, rappelle Laurent Stalla-Bourdillon, prêtre, enseignant au Collège des Bernardins et directeur du Service pour les professionnels de l’information.
A l’heure où l’humanité sort péniblement de la pandémie mondiale du Covid-19 et où le défi écologique appelle urgemment des réponses exigeantes et coordonnées des Etats du monde, il pouvait sembler raisonnable d’attendre un esprit de responsabilités des dirigeants politiques. Il devait permettre d’intensifier les relations de solidarité entre les Etats et d’assurer les fondements d’une paix mondiale toujours fragile. La mondialisation des échanges, la vitesse des communications ont accru l’interdépendance des économies et des sociétés, si bien que le sort des autres nous concerne tous de plus en plus directement. Si bien que nul ne peut se désintéresser complètement de ce que vit son voisin, et également le voisin de son voisin. En somme désormais, tout est lié et nous le savons. Du partage des vaccins aux transferts de technologies, des chaines d’approvisionnement aux outils de télécommunications, « aucun État national isolé n’est en mesure d’assurer le bien commun de sa population » [1] rappelait le Pape François dans sa puissance lettre Fratelli Tutti sur la fraternité.
Le professeur de philosophie contemporaine, Frédéric Worms [2] expliquait la différence entre la guerre contre le virus et la guerre en Ukraine en ce que « le virus était un ennemi commun de tous les humains, là nous sommes à nouveau dans un conflit entre les humains. Cela nous rappelle qu’il y a toujours deux fronts quand on est un être humain contre des dangers : les dangers objectifs –les virus, les catastrophes...- et puis il y a les dangers politiques. Peut-être même que les conflits entre les humains viennent malheureusement avant les catastrophes communes. Il y a le climat, il y a la pandémie, mais tant que l’on ne règle pas la paix entre les humains on ne sauvera pas le monde. »
Tous les chefs d’Etats ne l’ont, semble-t-il, pas encore compris. Lorsque le 24 février 2022, Vladimir Poutine, Président de la Russie déclenchait une violente offensive contre l’Ukraine voisine, il faisait preuve d’une vision passée de l’histoire. Une vision qui n’a pas encore accédé à l’évidence que le temps est supérieur à l’espace et que tout est lié. En Europe, le sang coule à nouveau de la main de l’homme, les pertes humaines et les effroyables scènes de guerres ont déjà assombri l’année 2022. Les élans de générosité pour venir en aide au peuple ukrainien annoncent que les peuples ne veulent plus se satisfaire de la mégalomanie d’esprits corrompus qui s’installent au pouvoir. Jusqu’à quand, les intérêts particuliers pourront-ils encore prévaloir dans l’esprit de certains quand seul le bien de la communauté mondiale peut garantir le bien de tous ?
Le Président de Russie « fait primer l’amour de la patrie sur l’intégration cordiale dans l’humanité vue dans sa totalité. Il est bon de rappeler que la communauté mondiale n’est pas le résultat de la somme des pays distincts, mais la communion même qui existe entre eux, l’inclusion mutuelle qui est antérieure à l’apparition de tout groupe particulier » rappelait encore le Pape François dans Fratelli tutti. « Aucun peuple, tout comme aucune culture ou personne, ne peut tout obtenir de lui-même. Les autres sont constitutivement nécessaires pour la construction d’une vie épanouie. »
L’humanité n’a pas d’autre avenir que celui de son unité. Elle doit relever ce défi et prendre le chemin de la fraternité. Elle doit faire de la fraternité universelle un principe de sa vraie croissance et les dirigeants des nations ont l’obligation morale de l’enseigner. Le visage du monde de demain est en genèse dans les écoles du monde. A mesure qu’avance la mondialisation technologique et l’interdépendance économique, l’unité de l’humanité doit encore se réaliser, non pas d’un point de vue technique ou juridique, mais d’un point de vue éthique et spirituelle. Puisque l’humanité est une, puisque nous sommes tous frères et sœurs appartenant à la même maison commune, et considérant que personne ne se sauve seul, il convient d’œuvrer à une unité renforcée par la voie lumineuse de la fraternité.
Or qui aujourd’hui, parmi les leaders des nations est capable de prononcer cette évidence même ? Cette fraternité n’est pas d’abord religieuse, elle ressort d’une simple logique. Ce que nous sommes – tous liés par nature, nous avons à le devenir librement, frères et sœurs en humanité. A ce titre, l’humanité n’atteste de son réel développement qu’à raison de sa fraternité. Cela implique une double capacité d’accueil généreux et de don gratuit. Qui aujourd’hui parmi les leaders des nations y prépare sérieusement son propre peuple ?
Le Pape François constatait que « les visions individualistes se manifestent dans les relations entre pays. Le danger de vivre en se méfiant les uns des autres, en considérant les autres comme de dangereux concurrents ou ennemis, en vient à affecter les relations entre les peuples d’une même région. Peut-être avons-nous été éduqués dans cette peur et dans cette méfiance ! [3] » Ce qui pouvait sembler une évidence au XXIème siècle mérite donc d’être rappelé. Même en France, en pleine période électorale, les discours politiques des candidats restent étonnamment pauvres sur la fraternité, sur le besoin d’unité de la société française et sur les moyens d’y parvenir.
« Il est nécessaire de promouvoir non seulement une mystique de la fraternité mais aussi une organisation mondiale plus efficace pour aider à résoudre les problèmes pressants. (…) Dans ce sens, je rappelle qu’il faut une réforme « de l’Organisation des Nations Unies comme celle de l’architecture économique et financière internationale en vue de donner une réalité concrète au concept de famille des Nations » [4].
Redisons-le, la fraternité n’est plus une option, elle est l’unique chemin d’une paix durable. Nous ne pourrons pas résoudre les défis du monde qui vient si nous n’accédons pas à une nouvelle humanité. Non d’abord celle des projets transhumanistes, mais celle qui sait voir dans l’autre un frère, une sœur. Cette nouvelle humanité confesse humblement qu’elle n’est pas souveraine sur un univers qu’elle reçoit et qu’elle n’a pas la capacité de comprendre. Cette nouvelle humanité sait opposer à la volonté de puissance, la puissance du service, à la soif de possession, la vraie liberté qui est la liberté spirituelle à l’égard des biens terrestres, et qui sait opposer à la jouissance, la confiance en la permanence d’une aide providentielle dont le frère ou la sœur sont le visage.