[Tribune] Samedi 29 mai 2021, une marche organisée par le diocèse de Paris qui commémorait les martyrs catholiques de la Commune a été violemment attaquée par des militants d’extrême gauche. Un « conflit de mémoires inquiétant », pour Laurent Stalla-Bourdillon.
L’agression de la procession à la mémoire des martyrs de la Commune de Paris est évidemment scandaleuse. Au-delà de l’émotion immédiate et des réactions nécessaires, l’événement éclaire la fragmentation de la société en catégories qui s’ignorent quand elles ne se méprisent pas. Des mondes coexistent sans jamais se côtoyer, sans rien partager de commun, et se heurtent quand ils se croisent dans le monde réel et commun des rues de la capitale.
La Commune, « oasis » réconfortante
Sur le fond, il faut dire que la commémoration des victimes de la répression de la Commune a emporté une visibilité médiatique, qui, en cette époque de concurrence victimaire, fait plus que jamais des communards l’incarnation de l’innocence, de l’idéal de justice sociale, en somme de la figure référentielle de toute une partie de la population.
S’il est incontestable que la Commune fut portée par un sentiment violemment anticatholique, qui lui est propre, le langage qui exprime ce sentiment ne se distingue guère des attaques les plus violentes (certainement sincères) proférées un quart de siècle plus tard par les radicaux du père Combes : mais bien sûr, ces derniers n’envisageaient pas de passer à l’acte. En ce sens la Commune nourrit, encore aujourd’hui, le rejet idéologique, non seulement de l’institution, mais de la foi, au nom de la raison et de la justice.
Bien plus, à notre époque, la Commune est le seul évènement révolutionnaire de l’histoire de France qui paraisse aux partisans de la transformation révolutionnaire de la société, « pure » des compromissions sordides des révolutions ultérieures. Ces personnes étant naturellement irréligieuses, l’assassinat de Mgr Darboy n’éveille chez elles aucune perception particulière de l’exceptionnel. D’autant qu’il est contrebalancé par les exactions non moins condamnables des Versaillais.
Dans une gauche française orpheline de perspectives et privée de références valorisantes par l’histoire perçue décevante de ses prédécesseurs, la Commune est si j’ose dire « une oasis » et il est réconfortant de se rassembler à l’ombre de son souvenir.
Une procession perçue comme une provocation
La prière des catholiques lorsqu’elle prend la forme d’une procession est immédiatement identifiée, par emploi spontané des catégories politiques, à une manifestation, une revendication, et donc une contestation : dès lors, il est facile de la faire passer pour un acte traditionaliste. Elle a été vécue comme une provocation en un jour si important pour la mémoire de la Commune. Le désarroi de ceux qui participaient à l’hommage aux communards était immense car des « fachos » leur gâchaient un jour de commémoration qui leur appartenait, en les faisant de plus – l’image a été répétée – bloquer dans une « nasse ».
Le conflit de mémoires ainsi manifesté est bien inquiétant, comme la réduction d’une procession à l’agitation d’extrémistes. L’indice de tolérance baisse à mesure que les gens s’enferment dans leur chambre d’écho numérique. Les groupes que l’on a vu agir samedi ne rencontrent pas les autres, ils peuvent donc haïr sur la toile sans trop de risque. Sauf, lorsque malencontreusement, ils font face dans la rue à un ensemble de personnes réunies selon une autre logique, exclusive de l’affrontement, mais qui leur paraissent s’être approprié abusivement, le souvenir d’un même évènement.
La conséquence d’un entre-soi numérique
Un dernier point montrera l’importance de lutter contre l’enfermement mental de nos systèmes d’informations en silos. Cette séquence atteste qu’à force de ne communiquer que dans un entre-soi numérique, je peux finir par me convaincre que « le monde m’appartient car je le vois, tel que je le pense ».
Il est important de rappeler ce que les spécialistes de l’information appellent le « théorème de la crédulité intellectuelle » et le « biais de confirmation ». Gérald Bronner par exemple explore dans la Démocratie des crédules (PUF) la conséquence d’une certaine « paresse intellectuelle » dans les usages des médias, qui conduit les utilisateurs à chercher l’information qui leur convient le mieux mais également à ne pas faire le tri dans la masse des informations disponibles. Les individus s’exposent donc aux informations qui les confortent : « Le monde est ce que je pense qu’il doit être. »
Une intolérance qui doit nous alerter
Le conditionnement numérique produit une représentation mentale virtuelle qui s’imposera au réel. Or, le réel résiste et ne peut se plier à la convenance de nos imaginaires. Les autres existent aussi. L’agression de la procession doit nous alerter sur les divergences de compréhension de l’histoire et sur l’intolérance qui creuse son lit dans les méandres de la terre meuble de cerveaux captifs des biais de confirmation.
Le monde ne peut se comprendre à l’aune de ce que nous en percevons sur nos Smartphones et nos propres canaux d’informations. Cette rencontre pour désagréable qu’elle fut, rappelle qu’il n’y a d’avenir que dans la capacité de penser l’histoire ensemble, et d’entendre ce que nos commémorations disent de nos aspirations.