La perception de la mort se révèle différente selon la personne qui la considère : le regard du poète n’est pas celui de l’artiste, qui n’est pas celui du médecin ou de la personne malade... Pour le théologien chrétien, la mort est la conséquence visible d’une réalité invisible. La mort du corps est un évènement physique qui atteste de l’impossibilité pour l’homme de conserver le contrôle de la régulation des échanges qui assurait sa vie. Cette impuissance est le signe d’une rupture invisible d’ordre spirituel : la relation à Dieu. Derrière le corps vivant, il y a aussi l’esprit vivant de l’homme. Vivant lorsqu’il se conçoit lui-même, comme l’œuvre de Dieu. La Révélation biblique rend compte des raisons pour lesquelles l’homme est mortel. C’est la conséquence d’une rupture de confiance en Dieu. La mort corporelle trouve son origine dans une dimension invisible de nos existences, notre relation à Dieu. L’altération spirituelle du lien à Dieu cause la mort de l’homme, la mort de l’humanité, la mortalité de l’homme. Pour les chrétiens, une restauration est possible, et cette restauration de la relation se nomme la Résurrection du corps. A ce titre, la foi en la personne de Jésus est une audacieuse confiance au fait que la mort n’est pas le dernier mot de la vie. La mort ne serait donc pas qu’un évènement biologique, elle est aussi un évènement spirituel.
La mort apparaît bien comme la fin d’un état du corps. Le seul état que nous connaissions à ce stade de notre vie. Si nous sommes tous destinés à mourir à ce corps, ce n’est pas tant pour disparaître à jamais que pour entrer dans un autre état du corps. C’est sans aucun doute la chose la plus difficile à admettre aujourd’hui. Il faut une révélation pour le comprendre. Il faut surtout avoir vu un Ressuscité ! C’est précisément le témoignage des évangiles. C’est l’objet même des quatre évangiles qui bouclent sur les apparitions de Jésus Ressuscité, laissant ses apôtres d’abord dans l’incrédulité puis dans la foi. La vie, telle que l’enseigne la Révélation évangélique, n’est pas que la vie organique, elle est vie de l’esprit qui donne vie au corps. La vie n’est donc pas ce qui précède la mort, c’est ce qui ne peut pas mourir !
Fort de ses techniques, l’homme moderne se conçoit dans son invulnérabilité et sa performance. Au lieu de se fier à la promesse d’une restauration malgré la mort, l’homme moderne s’évertue à lutter contre la mort, comme s’il pouvait la vaincre. Nous tolérons de moins en moins l’altération possible et de la corruptibilité du corps. L’idée même de la vulnérabilité de notre corps devient insupportable. La mort est un échec et une humiliation que l’homme semble devoir assumer seul.
A contrario, pour le christianisme, la mort ne constitue pas l’abolition définitive de la personne, car il y a plus dans la personne, que ce que nous en voyons. C’est là un immense défi contemporain : l’anthropologie contemporaine et l’anthropologie révélée doivent rentrer dans un dialogue, pour aider l’être humain à mieux se comprendre lui-même. Il souffre d’être l’objet d’une réduction anthropologique majeure qui le limite à sa seule visibilité, à sa corporéité, à sa biologie.
Cette réduction habilite l’homme à réduire le temps de la vie corporelle si celle-ci n’est plus effectivement productive. Nous touchons là aux critères de la dignité de la personne. Ces critères ne peuvent pas être mesurés seulement par la productivité, l’activité ou même la souffrance. L’homme est digne sans variation, parce qu’il est d’abord une œuvre qui le dépasse lui-même.
Aujourd’hui, plus que jamais, la tentation de prendre le dessus sur la mort se profile dans la loi civile. A rebours de toutes les sagesses, faire mourir s’envisage comme un droit. Cela traduit l’inconscience totale de ce que la mort met un terme définitif à la trajectoire de l’existence temporelle. Or, quel est l’enjeu propre à toute existence ? Au fond, si nous ne sommes que des êtres apparus par pur hasard, notre fin, notre disparition n’emporte pas de conséquence particulière, puisqu’il n’y a rien avant et rien après. Il n’y a pas plus d’importance à être qu’à ne pas être. La fin comme le début sont vides de sens. C’est toute la signification de l’existence qui s’effondre dans le néant.
Les promoteurs de l’euthanasie comme aide active à mourir, affirment que le droit à l’euthanasie est un droit individuel qui n’enlève rien à personne. Cette réthorique prouve que nous ne sommes plus dans une logique de soin mais dans une logique de droit, intrinsèquement liée à notre société individualiste. On peut craindre la faiblesse du politique qui, au lieu de comprendre et préserver ce qui va unifier les relations des membres de la société, préfère céder à l’individualisme et accorder un droit supplémentaire, ne voyant pas, qu’en retour, il va d’autant fragiliser le corps social en exigeant du corps médical qu’il transgresse ses propres principes pour donner la mort. L’évolution du corpus législatif est la traduction dans la loi d’une fatigue spirituelle des Européens. Après tout, pourquoi vivre ?
En déplaçant les curseurs des invariants anthropologiques, on déstabilise la totalité de l’équilibre social, ce qui va potentiellement induire une violence sourde dans la société. Cela pousse à s’interroger sur les correspondances qu’il y a entre le débat sur la fin de la vie et la nouvelle violence des rapports sociaux que l’on observe.
Un déficit considérable de pensées sur la mort s’est installé dans notre société depuis cinquante ans. Cela s’explique en partie par notre héritage. Nous sortons d’un XXème siècle où l’on a administré la mort de manière extrêmement cruelle et violente lors de conflits idéologiques et sociaux. La barbarie des camps d’extermination et des goulags, a éteint la possibilité de nommer le sens de mourir et l’espérance qui l’éclaire. Nous avons perdu les outils intellectuels et spirituels pour comprendre la mort, comme un passage, une transformation, une nécessaire transformation pour advenir à un nouvel état du corps. Nous n’avons plus que les affects et les sentiments qui cherchent avant tout à rendre douce la mort. Nous pensons que la mort n’emporte pas de conséquence pour le devenir du mort. Nous pouvons penser que l’autorité médicale, dans ces débats sur la fin de vie, joue sa propre crédibilité face au politique. Et le politique lui-même joue sa crédibilité dans sa capacité de servir le bien du corps social dont chaque membre mérite d’être respecté pour ce qu’il est et non pour ce qu’il revendique. Gageons que les institutions religieuses dans leur diversité, pourront aider à comprendre que ce n’est pas rien de mourir.