Le mardi 15 novembre 2022 restera là date où le seuil des 8 milliards d’habitants sur la terre a été franchi. C’est une nouvelle importante parce qu’un cap symbolique est passé, et la soudaine mise en lumière médiatique de la démographie mondiale, se comprend aisément à ce titre.
La vitesse de la croissance démographique n’a pas varié ni avant, ni après ce cap, or c’est elle qui est importante plus que le nombre atteint. L’humanité grandit de 220 000 membres chaque jour, soit la différence entre les 350 000 naissances quotidiennes et les 130 000 décès à travers le monde. Chaque jour, la famille humaine s’ouvre à de nouveaux membres tandis que chaque jour des familles sont endeuillées par la perte d’un proche. La joie des naissances et la peine liée aux morts marquent simultanément et en permanence nos communautés nationales.
Mais après tout, de quoi parlons-nous ? De terriens, d’humains, de frères et de sœurs ? Selon le point de vue que l’on adopte, nous sommes des terriens depuis le fond de notre galaxie. Nous sommes des humains en comparaison des autres espèces de mammifères qui peuplent la planète bleue, nous sommes enfin des frères et des sœurs en humanité si nous songeons à la maison commune que nous devons cesser réaliser.
Et ce dernier point n’est pas des moindres, il est même le plus essentiel. Aujourd’hui, l’humanité est au défi de son unité. Ce n’est pas tant le nombre qui importe que la capacité de réaliser cette unité. On peut n’être que deux ou trois et être divisé à deux ou trois. Ce n’est pas le nombre qui empoisonne, mais la division. Il n’est pas certain qu’il faille être moins nombreux pour être plus unis. Au contraire, il se pourrait bien qu’il y ait plus de ressources dans une population importante, plus d’attrait pour la rencontre et l’amitié dans de plus nombreux cœurs humains. On objectera aussi à raison, qu’en étant plus nombreux nous courrons aussi le risque de plus de divisions si le germe de la défiance gagne les cœurs.
Mais l’être humain est riche d’une disposition fondamentale à l’unité. Il pressent que l’unité est supérieure à la somme des parties. Il pressent qu’un groupe humain devient une société humaine à raison des liens qui réalisent l’unité. Parmi ces liens, celui de la fraternité est le plus fort et le plus nécessaire. Aujourd’hui plus que jamais, l’humanité est au défi de sa fraternité.
Chacun a un rôle à jouer. L’unité ne se réalise pas contre l’autre mais avec lui, personne ne peut penser son avenir à l’exclusion des autres.
A l’occasion du cap des 8 milliards d’habitants sur la terre, une autre question s’est soudainement imposée : pourquoi vivre ? Oui, tout simplement pourquoi vivre ? Cette question beaucoup moins médiatique que l’effervescence autour du chiffre, est aussi brève qu’elle est déstabilisante, comme si elle n’était pas une vraie question ou ne devait pas en être une. La réponse n’est pas évidente du tout. Il appartient à chacun d’y répondre librement, de former en soi une réponse. « Il y a des questions que l’on ne peut guère se poser sans devenir la réponse » écrivait le poète et écrivain Jean Paulhan (1884-1968) en exergue d’une de ses brèves nouvelles « Les mauvais sujets ».
Le poids de la vie humaine ne se trouve pas dans la masse des personnes qui forment l’humanité, mais dans la gravité avec laquelle chacune assume de formuler sa réponse. Certaines resteront accablées par l’énigme du sens tandis que d’autres comprendront facilement combien la valeur que nous donnons à notre vie se révèle à travers ce pourquoi nous l’engageons. « Chacun explore sa propre sacralité en déchiffrant celle du monde » rappelait Paul Ricoeur [1].
C’est donc à raison du sens que chacun donne à son passage sur terre, à sa compréhension de la nécessité d’accomplir son existence, et surtout des moyens nécessaires pour y parvenir que l’humanité relèvera le défi de son unité. Nous cesserons d’être une somme d’individus, un numéro parmi d’autres, lorsque nous parviendrons à former une famille humaine digne de ce nom. Une famille où chacun est appelé par son nom, et appelé à faire de sa vie un don pour les autres.
C’est l’amour qui seul permet la fraternité. Ainsi, la grande aventure humaine est-elle l’aventure de l’amitié, comme le répétait l’abbé Pierre : « La vie est un peu de temps donné à ta liberté pour apprendre à aimer ». Dès lors, le cœur des 8 milliards de personnes que compte aujourd’hui l’humanité constitue bien le gisement de la ressource la plus précieuse et la plus nécessaire à la survie de l’humanité. C’est dans ce gisement encore trop inexploité qu’il nous faudra puiser. Puiser l’amour qui ennoblit chacun de la dignité de frères et de sœurs.
Notes :
[1] Paul Ricoeur, « Philosophie de la volonté : Finitude et culpabilité », Paris 2009, p. 216.