La vie humaine est une source infinie d’émerveillement et de questionnement. Elle a ceci de tout à fait spécifique, qu’elle est – selon une belle formule - « la vie qui prend conscience d’elle-même ». L’esprit humain est doué d’une extraordinaire capacité de penser, de concevoir les choses, de les former en soi. Le monde se forme ainsi en chacun de nous. Par une parole intérieure, nous portons en nous le monde, une parole que l’on appelle un « verbe », « un logos ». Le monde existe en nous et pour nous, selon ce que nous en comprenons et en disons. « Au commencement était le verbe » dit saint Jean, cela s’entend comme « toute chose commence dans la parole », et tout se recueille dans une parole. L’être humain peut réfléchir, se réfléchir dans une parole qui le présente à lui-même. Chacun de nous se raconte, et se forge ce que le philosophe Paul Ricoeur appelait « une identité narrative ». Nous nous concevons intérieurement, nous sommes ce que nous disons – intérieurement – que nous sommes. Mais sommes-nous cela seulement ?
La grande affaire de cette vie est là ! Il s’agit de nous connaître vraiment, d’accéder à la conscience joyeuse de découvrir qui nous sommes ! C’est là qu’apparaît aussi la difficulté de dire exactement et sans erreur qui nous sommes vraiment, et non pas ce que nous croyons que nous sommes ou ce que le monde ou les autres disent de nous. La vérité sur soi procède d’une conception qui n’est pas facile, pas toujours juste, et jamais complètement achevée. Nous avons besoin d’aide. Nous peinons à nous concevoir correctement, troublés par des illusions, des blessures, des peurs, des fantasmes. Ainsi se réalise ce que les anciens appelaient l’anthropo-poeisis, la « fabrique de l’humain » par la parole. Le « verbe » a une puissance trop peu considérée à notre époque technique, c’est sa puissance poétique. La poiesis désigne depuis l’antiquité l’art de faire, de fabriquer des choses, de concevoir leur sens, et par-là de leur donner vie. La vie est dans la poésie !
Cette élaboration intérieure de soi est une chose difficile, si bien que nous sommes toujours en genèse de nous-mêmes. Tous les instants de notre vie, y compris le sommeil et les rêves de la vie nocturne, participent de notre croissance intérieure. Toutes les professions médicales qui ont le soin de la vie psychique pour objectif, témoignent de ce que l’être humain est en devenir et se recueille dans l’intimité de sa psyché.
Cette difficulté originelle est aujourd’hui accrue par un environnement de plus en plus technique dans nos sociétés. A mesure que l’humanité développe des machines et des « machines parlantes » toujours plus sophistiquées, nous perdons de vue le pouvoir du « verbe », de la parole par laquelle se réalise notre humanité. Notre vision et notre audition sont de plus en plus sollicitées par des écrans et par des messages sonores. Dans un tel environnement notre langage se technicise à son tour. Technique et poétique semblent se disputer la maitrise de notre vie. C’est précisément ce que constate Olivier Frébourg dans son ouvrage bien nommé « Un si beau siècle, la poésie contre les écrans [1] ». « Les écrans foisonnent, l’esprit est évacué. » dit-il. « Nos âmes n’en parlons pas. Cela fait longtemps que le sujet est évacué ».
Tout le champ lexical de l’âme, de la nature, des espèces de la faune et de la flore, sans parler des métiers et de l’artisanat de jadis disparaissent peu à peu de notre langage et donc de nos esprits, au profit de ce langage nouveau et technique. De quoi parlons-nous ? Et de quoi ne parlons-nous plus ? Ce qui n’est plus nommé ne finit-il pas tôt ou tard par disparaître de notre horizon mental ? Ce qui n’est plus prononcé ne finit-il pas par perdre de son importance et in fine par être éliminé ?
Notre langage (ce logos) se dépouille peu à peu de sa richesse et de ses symboles pour devenir une simple circulation de signaux où la machine (…) s’impose comme l’interlocuteur exclusif de nos vies. Le philosophe Martin Heidegger (1889-1976) avait bien vu combien la machine modèle la langue à son image et combien le traitement informatique sur ordinateur devient la seule traduction de toutes choses [2] : les principes techno-calculateurs des ordinateurs géants [3] transforment la langue comme « dire », en langue comme « message » et comme simple production de signes.
L’écologie humaine, si nous la pensons dans toute sa profondeur, suppose que nous prenions soin du monde qui se trouve au-delà des écrans, qui existe avant nos écrans, et que nos écrans ne nous montrent pas. C’est notre vie intérieure. La réalité pourra bien être techniquement augmentée par de puissantes technologies, comment ne serait-elle pas d’abord altérée et violentée si nous perdons le regard à poser sur elle, sur ce qu’elle nous offre à contempler et à comprendre ? C’est là tout l’enjeu de l’attention et du silence. C’est dans son vis-à-vis avec la nature qui l’environne que l’homme se comprend lui-même et peut découvrir sa propre intériorité. Si les écrans se substituent à la profondeur de champ de l’horizon, c’est l’horizon véritable de sa vie que l’homme perd. « L’accès à l’horizon est vital pour la vie bonne » disait récemment la philosophe et clinicienne Cynthia Fleury [4]. Cela vaut pour la vue d’un horizon spatial comme pour la perspective d’un horizon mental.
L’environnement sonore influence également notre vie, modifie nos humeurs et nos dispositions … Le chant libère et élève l’âme. Il faut encore qu’un silence lui donne son envol. « On a besoin du silence pour bien penser » dit encore Cynthia Fleury [5]. « Le silence est un facteur clé du bien-être de l’être humain ».
Dans le même sens, le philosophe et théologien Maurice Zundel disait magnifiquement que « le tumulte exile le Verbe ». « Il faut la grandeur du silence et de l’écoute, précédant et ourlant toute parole pour que l’homme puisse s’aventurer à la profondeur de soi. (…) Faire silence donc pour découvrir et vivre le tréfonds de l’aventure humaine. Alors, le silence est passionnant, car la seule vraie aventure, c’est justement de se faire homme… devant la face de Dieu ».
Notes :
[1] Olivier Frebourg, « Un si beau siècle, la poésie contre les écrans », éditions Equateurs, p.77
[2] Mathilde Balsan, Entre les solitudes interconnectées, Mémoire Master 2, Paris I, 2016
[3] Heidegger, Conférence publiée sous le titre Langue de tradition et langue technique, p. 39.
[4] Antoine Fenoglio, Cynthia Fleury, Ce qui ne peut être volé, Tracts, Gallimard