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Sincérité n’est pas vérité : le nouveau défi des discours

Nos sociétés modernes sont soumises à une intense production de paroles. Chaque personne est baignée dans un environnement sonore souvent musical et verbal. Les paroles permettent de construire des récits, et de donner ainsi un sens à la vie. Johann Chapoutot, professeur d’histoire à la Sorbonne observe, dans son ouvrage intitulé « Le grand Récit » [1] les modalités par lesquelles, les sociétés tentent de donner sens à leur existence, au devenir, « de passer le temps, de le supporter, voire de l’investir ».

Il attire en particulier l’attention sur « une technique de domination des masses qu’il nomme l’ignorantisme. Il voit sa diffusion et sa popularité chez les gouvernants de vieux pays ou grandes puissances européennes ou américaines (…), comme le symptôme d’une faillite de la raison. »
Sans craindre l’anglicisme, il parle de « bullshitisme », de ce mot - bullshit – qui se traduit par « baratins, fadaises, foutaises ... ». « J’opte – dit Johan Chapoutot, pour « le n’importe quoi », car c’est bien de cela qu’il s’agit : passer son temps à raconter absolument n’importe quoi, selon l’humeur, le moment, l’intérêt, le lieu, l’interlocuteur, sur la vision du monde, la conception du réel ».

Le philosophe américain Harry Frankfurt [2] a théorisé le « bullshit » comme « l’un des traits les plus caractéristiques de notre culture : l’omniprésence du baratin. Le domaine de la publicité, celui des relations publiques, et celui de la politique, (…) abondent en foutaises si totales et absolues qu’elles constituent de véritables modèles classiques de ce concept ».

Soucieux d’ébaucher une définition du baratin, Frankfurt le distingue notamment du « mensonge », en opérant une distinction très éclairante, qui problématise la notion même de bullshit : « le menteur est avant tout quelqu’un qui proclame volontairement une chose fausse. Le menteur est donc obligatoirement concerné par le souci de vérité. Avant de concocter un mensonge, il doit chercher à déterminer ce qui est vrai. Et pour que son mensonge soit efficace, son imagination doit se laisser guider par la vérité ».

En somme : [...] un menteur tient compte de la vérité et, dans une certaine mesure, la respecte. Quand un honnête homme s’exprime, il ne dit que ce qu’il croit vrai ; de la même façon, le menteur pense obligatoirement que ses déclarations sont fausses. C’est absolument décisif, car le « baratineur », celui qui profère n’importe quoi, se situe dans un tout autre univers mental : cette absence de tout souci de vérité, cette indifférence à l’égard de la réalité des choses constituent l’essence même du baratin. Le baratineur invétéré ne considère même pas assez la vérité au point de vouloir la nier. Cette question est fondamentalement non pertinente à ses yeux, tout comme l’existence d’un monde commun, d’un univers de référence accessible à tous les hommes. Il n’existe que son intérêt, sa personne, sa jouissance. On l’aura compris, « le baratineur est un plus grand ennemi de la vérité que le menteur », car il ignore jusqu’à son existence ou jusqu’au questionnement sur son existence possible. Un je-m’en-foutisme radical, (…) qui possède aussi son fondement dans une culture philosophique, une vision du monde, un état du réel et de notre rapport au réel qui était, au mitan des années 1980, la cible première de Harry Frankfort. Il explique ainsi que « la prolifération contemporaine du baratin a des sources encore plus profondes dans les diverses formes de scepticisme qui nient toute possibilité d’accéder à une réalité objective et par conséquent de connaître la nature véritable des choses. Ces doctrines « antiréalistes » sapent notre confiance dans la valeur des efforts désintéressés pour distinguer le vrai du faux, et même dans l’intelligibilité de la notion de recherche objective ».

Selon Frankfort, cette épistémè nouvelle a des conséquences scientifiques et pratiques désastreuses. On se détourne du monde extérieur, frappé d’irréalité ou, du moins, réputé inconnaissable, on répudie l’objectivité de l’objet, et l’on se tourne vers la subjectivité du sujet, pourtant bien difficile à connaître. Le résultat en est que l’idéal de vérité est frappé d’obsolescence au profit d’un autre idéal, celui de sincérité qui devient dès lors le seul fondement de légitimité du discours. Peu importe de dire le vrai ..., si l’on est sincère (et d’ailleurs dire le vrai demande une recherche assidue et beaucoup de travail). « Quand nous disons d’un discours que ’c’est du vent’, - explique Henry Frankfort - nous signifions que rien d’autre ne sort de la bouche de l’orateur. Une simple vapeur. Ses paroles sont creuses, sans substance ni contenu. Par là même, son maniement du langage n’est d’aucune utilité pour le but qu’il prétend servir. L’orateur ne communique pas plus d’informations que s’il s’était contenté d’expirer l’air de ses poumons. (…) Cette perte de confiance a entraîné un abandon de la discipline nécessaire à toute personne désireuse de se consacrer à l’idéal d’exactitude, au profit d’une autre sorte de discipline : celle de l’idéal alternatif de sincérité. Au lieu d’essayer de parvenir à une représentation exacte du monde, l’individu s’efforce de donner une représentation honnête de lui-même. Convaincu que la réalité ne possède pas de nature inhérente, qu’il pourrait espérer identifier comme la véritable essence des choses, il tente d’être fidèle à lui-même. »
Cette réflexion fait écho au très beau texte Marielle Macé directrice d’études (EHESS-CNRS) intitulé « Parole et pollution » paru en janvier 2021 [3]. Elle soulignait combien la parole entre dans les responsabilités écologiques que nous avons à l’égard du monde. « La manière dont on parle le monde, au monde, dont on se parle du monde « compte pour le monde ». Il faudrait que parler ne participe pas d’une pollution de plus (d’une souillure, d’une insulte, d’un déshonneur fait au monde, d’une négligence de plus, d’une rupture de plus). (…) la parole peut être une forme de santé, un soin de soi et du monde, si on s’en donne la peine. (…) Je regarde en fait la parole comme un don : quelque chose que l’on donne, que l’on met dans le monde comme on y met ses gestes. (…) On donne quelque chose quand on parle, on reçoit quelque chose quand il est parlé, donnant-donnant, et qu’il faut donc faire attention à ce qu’on s’entredonne en parlant, à ce qu’on se dit, à ce qu’on s’envoie, à ce qu’on met dans le monde et entre nous. »

A l’heure où le pays se tourne vers ses prochaines échéances électorales et où les esprits sont saisis par les tensions internationales, il nous revient de prendre soin des paroles par lesquelles nous concevons et partageons le sens des évènements. Si comme dit le psaume « l’homme est semblable à un souffle, ses jours sont une ombre qui passe » (Ps 143,4), il demeure que tout homme vit de parole, et devient lui-même par le don qu’il peut faire de sa vie, une parole de sens et d’espérance pour les autres.

Notes :

[1Johann Chapoutot, Le grand Récit, Puf, 2021

[2Harry Frankfort, De l’art de dire des conneries, Paris, 10/18, 2006.


Père Laurent Stalla-Bourdillon

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