La pensée de la mort est la matrice des civilisations. Notre époque rechigne à admettre cette évidence, car elle refuse de penser la mort, de s’affronter à elle. Au contraire, elle s’engage sur la voie d’une collaboration coupable avec la mort. Les faits sont là : toutes les civilisations ont trouvé dans la finitude humaine et le devenir des morts, non le motif d’une résignation mais celui d’un dépassement, d’un accomplissement de soi. Une civilisation est toujours une réponse collective à l’énigme de la mort. « Chaque société doit affronter cette altérité radicale, cette extrême absence de forme, ce non-être par excellence que constitue le phénomène de la mort. » [1] Il est la pierre angulaire qui tient l’édifice de toute société. Dès lors, le processus de « décivilisation » tant commenté ces derniers temps après que le Président de la République l’ait lui-même évoqué, correspond précisément à la perte d’une confrontation avec l’énigme de la mort. Pire encore, notre propre société envisage de légaliser cette forme de consentement à la mort, qu’est l’euthanasie. Rien n’est plus dé-civilisationnel qu’une soumission à la mort à laquelle nul ne résiste plus ni en acte, ni en esprit.
Parce que nous savons, sans nous l’avouer, que nous ne pourrons jamais vaincre la mort, nous sommes sur le point de rendre les armes, de lui rendre tout pouvoir. Et puisque la mort doit sceller le destin de toute vie, nous pensons orgueilleusement la priver de cette heure inconnue en choisissant nous-mêmes de nous éliminer. Faisons de son inéluctabilité, une prédictibilité en décidant de sortir, de mourir. N’est-ce pas l’attitude du mauvais perdant, vexé de n’y pouvoir rien faire ? « Détruisons cette existence, c’est au moins ce qu’elle ne pourra pas nous prendre ».
« Notre époque conduite par son désir de performance et de maîtrise aurait-elle oublié l’invisible et le mystère de toute vie humaine ? L’utilitarisme et le technicisme imprègnent peu à peu chaque sphère du vivant. » [2]
Nous ne voyons pas encore clairement, combien les individus, en se donnant le droit de mort, entrainent toute leur civilisation dans l’effondrement. S’il n’est ni immédiat, ni total, il n’est pas moins clairement perceptible. Celui-là même qui constatait et nommait une dé-civilisation, se prépare à en intensifier le processus. L’interdit de tuer était jusqu’à présent le levier de toutes les civilisations sortant les peuples de la barbarie. Là encore, nombreuses sont les personnes convaincues qu’accorder des droits individuels ne prive personne de sa propre liberté, ignorant qu’il n’y a d’individus que de société. Or, précisément les sociétés sont fondées sur des principes civilisationnels qui prohibent le meurtre.
La mort n’est pas mieux assumée parce qu’elle est donnée, mais parce qu’elle est vaincue dans l’espérance. L’au-delà de la mort a façonné les civilisations de l’Indus, d’Egypte et plus proche de nous de l’Europe chrétienne. Le devenir des morts a toujours façonné et conditionné le présent des vivants. S’il n’y a plus aucun devenir des morts, l’architecture solidaire des sociétés s’effondre dans un chacun pour soi, chacun sa mort à sa convenance, sans aucune conscience des conséquences réelles. La perte de considération pour le devenir des morts trouve son origine dans la perte de l’âme, comme principe d’immortalité dans l’homme. C’est donc la perte de l’âme qui se révèle le facteur dé-civilisationnel le plus probant. L’être humain étant réduit à son seul substrat organique, il n’est plus qu’un organisme en sursis. Le matérialisme a digéré la part invisible de la nature humaine et le salut de l’âme s’est mué en salut au corps, c’est-à-dire son abandon à la mort.
Il est certainement très difficile d’admettre publiquement que des choix politiques et sociétaux sont des facteurs aggravant du processus de dé-civilisation. Il faut le dire pourtant, à temps et à contre-temps : il n’y a de civilisation digne de l’homme que de l’ouverture à un au-delà par lequel l’humanité reconnaît qu’elle est dépassée de bout en bout par le mystère d’une existence qui ne dépend pas d’elle et ne s’explique pas à la seule lumière de la raison humaine.
Chacun peut prendre ou reprendre sa part dans la civilisation de notre société en acceptant humblement et réellement de s’exposer à l’énigme de la mort, à la question si précieuse pour chacun, du devenir des morts par la permanence de l’âme.