« La France ne comprend toujours pas la réalité à laquelle elle est confrontée. Il faut enfin regarder les choses en face et employer les mots qui conviennent. L’islamisme est un Etat souverain, un Etat qui n’a pas de territoire propre, pas de frontières, pas de capitale, pas de citoyens… » [1] L’auteur de ces paroles, donnant un interview à l’Express le 22 octobre dernier, n’est autre que Boualem Sansal, romancier algérien, témoin lucide du fléau islamiste dans son pays. L’emploi de l’adverbe « toujours », « la France ne comprend toujours pas… » indiquait son impatience. Elle m’a soudainement rappelé que deux ans auparavant, il avait déjà magistralement questionné notre inertie. Nous sommes le 3 septembre 2018 et Boualem Sansal est l’invité d’Elisabeth Quinn, dans l’émission « 28 minutes » sur la chaine ARTE. Le thème s’affiche en gros caractères : « Islamisme ».
Le sujet est grave et personne mieux que Boualem Sansal n’en connait la noirceur, subissant les foudres des islamistes.
Comment nommer la réalité sans perdre le téléspectateur ? Le traitement médiatique de l’islamisme n’est pas sans risque car la télévision reste essentiellement un spectacle pour tous : on la regarde, on l’écoute, les flots de commentaires immunisent contre les périls qu’elle évoque. Si l’on y consacre du temps, il doit s’en suivre le gain du divertissement, de la détente, d’une découverte intellectuelle ou culturelle… Dans la concurrence des propositions télévisuelles, il faut séduire pour retenir et dans ce but, le traitement de l’information sera nécessairement un brin réducteur. La légèreté et la frivolité captent l’attention, la gravité la fait perdre. Toutes les chaines soignent leurs apparences, des plateaux au look des présentateurs et présentatrices, offrants des profils séduisants. L’écran de télévision sera toujours une fenêtre déversant chez les gens, des images et des sons, des paroles et des idées qui peuvent plaire ou déplaire. Toute une scénarisation de l’actualité transforme l’information en spectacle, où le sensible prime l’intelligible. L’émotion passe en premier, s’imprime directement dans la sensibilité du spectateur, la superficialité l’emporte sur la profondeur et l’enchaînement ultra rapide des sujets bride la réflexion sur la complexité des sujets. Dans ce contexte, le choix d’un invité part du présupposé qu’il saura s’exprimer en termes « simples et compatibles », c’est-à-dire indolores. Personne n’aura été aussi libre et percutant que l’écrivain algérien Boualem Sansal ce 3 septembre 2018 pour interpeler l’aveuglement des médias sur l’islamisme à l’occasion de la sortie d’un de ses livres.
La tonalité guillerette de l’émission venait tempérer la gravité des évènements dont l’écrivain souhaitait parler. Comment donner à voir et à penser la réalité du danger de l’islamisme meurtrier ? Quelles sont les limites d’une émission télévisée face à un tel sujet ? Elles furent soudainement évoquées lorsque Boualem Sansal adressa un rappel amical mais cruel : « … on peut peut-être faire un petit procès à la presse : j’ai vu très peu d’émissions, toutes chaines confondues, expliquant les choses. Elles ont rendu compte de l’actualité, des meurtres, des coups d’état,… mais jamais elles n’ont réellement organisé d’émissions dans lesquelles on explique ce qu’est l’islamisme, qu’est-ce que les frères musulmans, comment fonctionnent-ils ?... », « … de la pédagogie » suggère alors la journaliste Nadia Daam. « De la pédagogie » conclut calmement Boualem Sansal sans que le ton de sa voix n’ait changé.
Qui peut aujourd’hui nommer la responsabilité des médias dans les médias ? C’est si rare. Et cela est d’autant plus profitable que cela se conclut par un encouragement à plus de pédagogie, d’explications, et d’éléments de formation de la culture des auditeurs ou des spectateurs. En observateur du monde, le pape François avait déjà relevé l’effet neutralisant des médias : « Dans la société globalisée, il y a une manière élégante de tourner le regard de l’autre côté qu’on adopte souvent : sous le couvert du politiquement correct ou des modes idéologiques, on regarde celui qui souffre sans le toucher, on le voit à la télévision en direct, et même on utilise un langage apparemment tolérant et plein d’euphémismes » [2].
La remarque de Boualem Sansal n’était pas qu’une critique de l’information en général sur ses possibles manquements, mais un rappel de sa responsabilité dans la formation du citoyen-spectateur, pour l’aider à connaître et à comprendre. Elle pointait les effets de ces manques pour la société toute entière. Car au fond, la télévision sensibilise et insensibilise dans le même temps. Parler pour occuper du temps d’antenne, c’est installer les choses dans une certaine normativité. L’évocation de l’islamisme dans le flux des sujets sur une tonalité identique à tous les autres sujets graves ou triviaux, « installe » l’islamisme dans les esprits comme un « simple » fait, le banalise dans l’indifférence d’un sujet d’actualité comme un autre. Par le traitement médiatique de la pédophilie, du terrorisme, des drogues, de la fraude fiscale, l’esprit édulcore la pédophilie, le terrorisme, les drogues, la fraude fiscale, etc... Tous les sujets, fussent-ils l’objet d’une condamnation pénale, trouvent dans leur évocation même, un levier de crédibilité et d’acceptabilité. Et cependant, ne pas les traiter serait une grave erreur. Qui sait si le spectateur connait son code pénal pour juger qu’il n’est pas à priori nécessaire de l’informer que des actes sont gravement attentatoires à la dignité de la personne, à l’équilibre de la société, que ce sont des délits ou des crimes ? La puissance de séduction de l’écran nourrit l’approbation et parfois le mimétisme de ce qui est « vu à la télé ». Sans volonté de les légitimer le moins du monde, le traitement médiatique des comportements humains déviants installe ces déviances dans les esprits par effet de familiarité. Il faut nous interroger sur la perception des comportements ou des déviances évoqués dans les médias sans pédagogie, qui deviennent sources de souffrances morales ou physiques et aboutissent à une certaine « banalité du mal » que la philosophe Hannah Arendt avait bien identifié. N’est-il pas présomptueux de partir du principe que le spectateur sait déjà que des pratiques sont interdites ou criminelles ? Et lorsqu’il s’agit d’enfants ? Une vocation de terroriste peut-elle naître à l’évocation du terrorisme ? Il n’est nullement question de taire les réalités de la vie quotidienne, mais de les évoquer avec la conscience que les mots et les images emportent des effets.
De quelle manière la télévision et aujourd’hui les réseaux sociaux pourront-ils résister au prisme de la banalisation divertissante des déviances ? La télévision pourra-t-elle participer à la lutte contre l’islamisme en aidant à en comprendre les mécanismes ? Saura-t-elle se hisser à la hauteur de l’enjeu pour que la France comprenne enfin la réalité à laquelle elle est confrontée ?