Nous fabriquons les technologies, et en retour les technologies nous façonnent. Elles diffusent des logiques dans le monde humain, qui ressortent de leurs propres modes de fonctionnement. Elles transforment les mentalités par les nouvelles pratiques qu’elles imposent aux utilisateurs. L’outil s’invite dans la façon de vivre.
La communication entre les personnes a été transformée par la vie numérique. Les réseaux sociaux ont instauré un autre paradigme d’autorité que celui de la connaissance : le paradigme du follower. L’écho l’emporte sur l’énoncé. Ce qui a beaucoup d’écho sur les réseaux emporte un indice d’intérêt, pose une empreinte et laisse une trace. Les médias traditionnels ont même fait des réseaux sociaux le lieu-source d’informations. La véracité et la crédibilité sont peu à peu abandonnées pour laisser place à la visibilité, nouvel indice de notoriété. Dans ce monde des écrans, « être vu » est devenu le critère d’existence, aussi bien qu’être exposé devient une nouvelle forme de potence. Les exécutions numériques sont innombrables qui condamnent quand elles ne harcèlent pas. Au fond, le monde numérique insère un nouveau critère d’existence dans ce monde qui surfe sur l’intention louable de permettre à tous de parler. L’idéal égalitaire opère comme un levier moral, et le besoin de reconnaissance sociale des personnes fait le reste pour les attirer dans le tourbillon des réseaux sociaux et de la course à la visibilité.
Ce faisant, la parole de tout individu a pris valeur par sa seule présence sur les réseaux. D’elle-même et d’où qu’elle vienne, quels que soient ses fondements d’autorité réelle, elle participe à la fabrique de l’opinion. Tout le monde peut raconter ce qu’il pense. Ce flux de paroles s’exempte souvent du travail du chercheur, des analyses, et laisse place à l’expression des ressentis personnels et des seules émotions. La diffusion massive des technologies fait donc paradoxalement refluer les personnes vers des types de relations binaires et émotionnelles. Le système binaire du numérique installe une logique binaire dans les relations. L’espace des paroles est pollué par cette logique de l’attention qui fait primer l’émotion sur la raison. Or, comme nous le verrons prochainement, le monde humain, qui est un monde de paroles répond d’une logique ternaire.
Le monde des réseaux sociaux transforme donc peu à peu les mentalités, les manières de voir et de se comporter, en particulier chez les plus jeunes. Cependant, un monde réel demeure, le monde relationnel sans intermédiation technique : le monde des relations seulement humaines où l’on peut se voir, se parler, s’écouter et éprouver les bienfaits de la présence physique des autres. Si l’on ne prend pas la peine de valoriser ce monde réel, où l’espace-temps n’est pas altéré par les technologies, il sera plus difficile de comprendre les personnes, de les rencontrer et de les aimer pour ce qu’elles sont dans la vérité nue de leur existence charnelle. Il sera toujours plus facile de se contenter de l’identité numérique qui ne s’embarrasse pas de la longue histoire personnelle de chacun. Ainsi les personnages priment sur les personnes parce que le monde numérique a opéré une mise en scène sans profondeur, une mise en spectacle du monde et de soi. Au fond, c’est un prolongement du divertissement pascalien. Le monde numérique peut ne pas être que cela, et aider au contraire à interroger plus avant le mystère de l’existence.
Le monde des technologies permet de grandes choses et ne doit pas se substituer à la réalité infalsifiable de l’existence humaine qui consiste à penser le monde, à le concevoir et lui donner un sens. Cette œuvre n’est pas facultative, elle participe de l’avènement de l’humanité en chaque personne. Pour ce faire, nous n’avons que le temps de cette vie terrestre. L’Homo numericus [1] qu’avait si remarquablement analysé le regretté Daniel Cohen, est un personnage qui doit être reconduit à la quête essentielle de son existence. Par sa propre mort, soudaine et inattendue pour beaucoup, Daniel Cohen rappelle que la grande affaire de cette vie est de se donner dans le temps qui nous est donné. Il le fit avec talent jusqu’au bout.
Que le temps capté par le monde numérique des écrans ne vienne pas concurrencer le temps du recueillement intérieur, où la personne naît vraiment à elle-même. Tout ce que l’homme produit, il doit aussi en assumer les transformations, et avec discernement en faire un usage qui préserve l’essentiel de sa tâche d’homme : concevoir le monde et le rendre humain.
Notes :
[1] Daniel Cohen, Homo numericus La « civilisation » qui vient, Albin Michel, 2022