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Le service pour les professionnels de l’information (SPI) est dirigé par le père Laurent Stalla-Bourdillon. Ce service est destiné à tous les acteurs du monde des médias.

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Responsabilités des intellectuels et des médias dans la lutte contre l’antisémitisme

ACJF (Amitiés Judéo-Chrétienne de France) [1] Mémorial de la Shoah Journée nationale de lutte contre l’antisémtisme [2] « Le temps des responsabilités » [3]

Je suis heureux de prendre part à cette journée de réflexion et je m’adresse à vous depuis ma responsabilité au sein du Service pour les Professionnels de l’Information (S.P.I),- un service du diocèse de Paris - que je dirige depuis 2018, qui est une sorte d’observatoire du traitement médiatique des questions spirituelles et religieuses. Il s’agit pour ce service de comprendre les enjeux pour la société du traitement médiatique des religions, des identités religieuses. Il s’agit d’apprécier les effets sur le corps social de la manière dont les médias dans leurs diversités (presse, radio, télévision et les réseaux sociaux) traitent des sujets afférant aux diverses religions et plus largement à la vie spirituelle, c’est-à-dire à toutes les formes d’engagement, anciennes comme nouvelles, telles l’écologisme, véganisme, néo-chamanisme … il s’agit pour moi d’apporter une aide dans la compréhension et le décryptage des questions spirituelles.

Afin d’éclairer la responsabilité des intellectuels et des médias dans la lutte contre l’antisémitisme, je vous propose trois remarques.

1/ La première remarque porte sur une des conséquences de la sécularisation de la société française, donc la désaffiliation religieuse massive depuis un demi-siècle, de nos contemporains. Cette conséquence c’est que les religions – les autorités religieuses - n’ont plus de prise sur ce que l’opinion pense d’elles. Les représentations au sujet des religions qui se forment dans l’opinion échappent aux familles religieuses. Les grandes traditions religieuses (l’église, la mosquée, la synagogue, le temple…) ne touchent pas plus de 20% de la société française, et ne transmettent une connaissance certifiée de ce qu’elles sont qu’à un petit nombre de personnes. J’entends par « toucher » transmettre des connaissances normatives de ce qu’une religion dit d’elle-même. Autrement dit, et c’est le corolaire : 80% des gens n’ont aujourd’hui de connaissances religieuses qu’à travers ce que les médias, les systèmes d’information en disent. Médias ici incluent ici les séries, les vidéos, les influenceurs…
Ainsi, les représentations sur les religions échappent à ceux qui en vivent. Comment pouvons-nous aujourd’hui mesurer l’idée que l’opinion se fait du judaïsme, du christianisme, de l’islam ? J’observe par exemple que 15 ans de traitement médiatique du fondamentalisme islamique dans notre pays a fini par indexer toutes les religions et tous les croyants sur une certaine idée du fondamentalisme. Un croyant est toujours plus suspect de fondamentalisme, il a nécessairement aliéné sa liberté et sa raison…
Par ailleurs, cette sécularisation a été concomitante avec l’évolution dans notre société, de la conception de la laïcité qui s’est muée progressivement d’une neutralité bienveillante en une neutralisation croissante, si non de l’expression des cultes toujours acceptée, mais une neutralisation de la juste considération, de l’estime, de l’estime sincère que nous devrions en avoir. Autrement dit, le sujet n’intéresse plus le champ de la vie publique, il est de l’ordre de la sphère de l’intime et de la vie privée et non de la participation à la vie de la société. Cela peut se comprendre, car nous savons les dangers d’une implication trop forte des questions religieuses dans la vie sociale et politique, mais cela reste regrettable précisément en ce que les religions apportent quelque chose d’unique et de nécessaire à la vie sociale.

2/ Ma seconde remarque est une conséquence de la première. C’est-à-dire le fait que désormais les médias sont devenus les premiers prescripteurs de connaissances religieuses. Cela a plusieurs effets dont deux me semblent importants :
 Un effet de réductionnisme d’abord : le monde médiatique ne s’embarrasse pas du fond. A la limite, ce n’est pas de sa faute, il ne peut pas tant il est soumis à la loi de vitesse de circulation de l’information, à l’exigence de faire primer l’émotion, il opère une réduction à la seule visibilité extérieure et sociale des religions, les réduisant à des codes alimentaires, codes vestimentaires et des pratiques de prières, dont l’acceptabilité varie en fonction de la sensibilité de l’opinion. Songeons à la question du voile pour l’islam, mais aussi de la pratique de la circoncision par exemple. On sort les identités religieuses de leur substrat spirituel et anthropologique, on sort l’identité juive de sa profondeur hisorique pour en faire une identité seulement sociale. Cette lecture horizontale fait l’impasse sur la profondeur ; seul le visible prime ; or, voir n’est pas savoir et savoir n’est pas comprendre. Autrement dit c’est toute la symbolicité des pratiques qui disparaît.
 Un effet de communautarisme ensuite : en renvoyant les croyants à une communauté d’appartenance, on forge une identité exclusivement communautaire, et on fragilise d’autant les aspects d’une identité commune, celle d’être par exemple un citoyen français, ou encore celle du partage de la même nature humaine. Personne n’est réductible à son affiliation religieuse, puisqu’une même nature humaine nous réunit tous. Il y a donc un commun entre nous qui plus profond que ce qui nous distingue religieusement parlant. Autrement dit, nous sommes entrées dans une période ou la spécificité de la nature humaine, de la commune nature humaine, qui réunit toute l’humanité en une seule famille humaine, n’est plus perçue. Au contraire, les sociétés se morcellent dans des référents identitaires, antagonistes, que la « cancel culture » porte à son sommet.

3/ Ma troisième remarque porte sur une conséquence de la société numérique dans laquelle nous sommes entrées. Il y a un temps nécessaire et incompressible pour comprendre. La tradition juive est marquée par l’étude, l’étude et encore l’étude. Or, notre modernité faite d’images et de sons, notre environnement technologique est aux antipodes du lent chemin de la compréhension. Le problème fondamental de la modernité aux yeux de Bernanos est la pure extériorité dont elle est faite, au détriment de la vie intérieure, de l’authenticité et de la simplicité : « On ne comprend absolument rien à la civilisation moderne si l’on n’admet pas d’abord qu’elle est une conspiration universelle contre toute espèce de vie intérieure ». Bernanos Georges, La France contre les robots, Essais et écrits de combat, op. cit., t. II, p. 1025.

Ce d’autant que le paradigme techno-scientifique en devenant la source de la vérité ultime, permet des projections à moyen et long terme, avec un indice de prédictibilité très fort. La science ou plus exactement notre rapport à la science, nous fait croire que la science nous dit ce que demain va être. Or la question « qu’allons-nous devenir ? » est la grande question spirituelle par excellence. La science a ainsi comme déclassé et supplanté les schémas d’espérance et de confiance en une promesse divine portée par les religions. La réduction de la vie humaine à son bien-être sensible et organique et à un bonheur plus corporel que spirituel rend la promesse des sciences plus attrayantes que la sagesse des mythes. Nous sommes et vous le savez, dans le « maintenant seulement, et le tout tout de suite ». Cette troisième remarque consiste donc à noter l’effacement de la dimension transcendante de la vie humaine. Or c’est précisément un apport majeur de la tradition juive à toute l’humanité. Il ne faut jamais oublier quelle nouveauté représente la foi juive dans l’histoire et pour l’histoire de tous : alors que les dieux étaient les dieux des peuples (nés de l’invention des peuples), la foi juive fait apparaître un peuple qui est le peuple de son dieu (un peuple qui se reçoit d’une révélation) ! Ce renversement n’est pas digéré par les peuples qui voient dans le juif la contestation de leur liberté de s’offrir des dieux, ce que nous appelons communément des idoles.
Comme le relevait le philosophe Jean-Luc Nancy dans son petit opuscule « Exclu le juif en nous », « l’ampleur des violences du XXème puis du XXIème siècle est un corollaire de ce que l’on appelle l’anthropocène : un monde où l’homme se trouve seul face à lui-même aussi bien dans les cieux qu’au fond des océans, sur les banquises ou les mines de lithium ». (p. 51, Edition Galilée, 2018).

Autrement dit, les représentations anthropologiques que déploient notre modernité d’un point de vue philosophique, portée politiquement et diffusée médiatiquement, heurtent de front pour ne pas dire plein fouet, l’énoncé de l’expérience spirituelle sur laquelle est née l’identité juive. Une expérience spirituelle au bénéfice de tous ! Hélas, le peuple lié à son dieu – le peuple juif - voit les autres peuples lui contester sa proposition, et cette contestation revient à contester son existence même.

Jusqu’où notre société technicienne va-t-elle supporter des pensées et des identités religieuses ? En effet, nous allons vers un monde de voix et de visages qui sont et seront de plus en plus des voix et des visages numériques : des voix et des visages qui ne renvoient plus à une liberté, et pour qui la transcendance n’a strictement plus aucune espèce d’importance.
De quelle façon, la parole médiatique peut-elle honorer et sauver ce qui demeure le trésor d’une révélation faite à l’humanité par le peuple juif ? A l’heure d’une étouffante réduction de la vie humaine à sa seule biologie corporelle, la vie du peuple juif, la résonnace de son nom (d’être à la louange de Dieu), nous rappelle que l’être humain est plus que ce nous voyons qu’il est ; ce n’est pas rien aujourd’hui pour résister à la tyrannie de la visibilité.

Le peuple juif et le judaïsme sont dans l’histoire de l’humanité un don, ils posent à nouveau dans l’histoire à la face de la communauté humaine, la question de l’écoute d’une parole qui révèle la nature humaine. L’être humain, tout être humain, vit de et par son écoute. Ne pas vouloir considérer le judaïsme pour ce qu’il est et pour ce qu’il porte, pour ce qu’il dit, et pour ce qu’il pose comme question, c’est déjà et à nouveau le liquider.

Permettez-moi de conclure en redisant que si le judaïsme est - pour moi prêtre catholique et observateur du monde des médias et de la parole médiatique qui nourrit le corps social et ses représentations,- si le judaïsme est le gardien d’une idée de la profondeur de la nature humaine, de sa grandeur, il sauve pour tous la capacité d’être inspiré de Dieu. C’est parce que le judaïsme existe que l’humanité sait qu’elle n’est pas abandonnée à elle-même, livrée à ses errances et ses aveuglements. Ce n’est pas de l’orgueil que de savoir que nous sommes des interlocuteurs de Dieu, des êtres ouverts à la transcendance, c’est précisément l’humilité même. C’est en effet l’acceptation que notre intelligence ne soit pas auto-référente ; c’est la nécessité d’être en lien de dépendance avec l’intelligence divine. C’est bien cela l’humilité, et tout le reste est de l’orgueil ; on ne doit donc pas refouler le meilleur.

C’est pourquoi, je pense qu’il en va d’un réveil commun à la fois intellectuel, politique et médiatique, de cesser de jouer des identités religieuses, pour les réduire à des électorats ou à des particularismes sociaux, et que l’heure est venue d’entrer à nouveau dans une respectueuse considération de ce que l’histoire nous offre comme héritage. L’éducation des jeunes aux religions aura ici une responsabilité capitale.

Si certains se plaisent à dire que la France est la fille aînée de l’Eglise, elle est surtout à mes yeux, la gardienne de la troisième plus grande communauté juive du monde, après Israël et les Etats-Unis ; et si les catholiques, et les chrétiens de France, mais aussi tous les Français ne savent pas comprendre quel trésor Dieu, la providence ou l’histoire, selon le point de vue que l’on adopte, lui confie, alors il n’y a rien qui permettra à la France de briller, ni à l’Eglise catholique de dynamiser les sociétés en Europe et dans le monde.

Je vous remercie.


Père Laurent Stalla-Bourdillon

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