Reconnaître la valeur de la vie spirituelle, une clé pour désamorcer les conflits

La France traverse actuellement une période douloureuse et violente, dans laquelle se multiplient les agressions et les attentats islamistes. L’assassinat d’un professeur de collège à Conflans-Sainte-Honorine, le 16 octobre dernier, et l’attentat survenu ce jeudi 29 octobre dans la basilique Notre-Dame-de-l’Assomption, à Nice, et qui a coûté la vie à trois fidèles catholiques, s’inscrivent dans un contexte social extrêmement dégradé en raison, entre autres, de la pandémie de coronavirus, et dans lequel les religions sont instrumentalisées pour servir des agendas idéologiques. Sur le plan national et international, les fractures ont été ravivées par la publication des caricatures du Prophète Mahomet par plusieurs journaux, dans le contexte du procès de l’attentat survenu au siège de l’hebdomadaire satirique Charlie-Hebdo le 7 janvier 2015, qui avait ouvert une série d’attaques de très grande ampleur sur le territoire français. La présence de ces caricatures dans les écoles, comme cela est suggéré pour la rentrée scolaire ce 2 novembre, suscite des réactions très partagées, allant de l’enthousiasme à la colère.
Au-delà du débat sur les caricatures en tant que telles, une fracture se dessine en France sur la représentation du fait religieux, et sur son intégration à la fois intellectuelle et iconographique dans l’espace public, notamment dans l’enseignement. Certains responsables éducatifs considèrent que toute notion religieuse doit être tenue à l’écart de l’école publique. D’autres, au contraire, dans la filiation de Régis Debray, auteur d’un rapport sur le sujet remis au ministre de l’Éducation nationale en 2002, considèrent que l’enseignement du fait religieux doit être développé, y compris à l’école publique et laïque, pour donner aux élèves des clés de lecture, de compréhension et de sens face à la complexité du monde. Un certain analphabétisme religieux est en effet un facteur évident d’incompréhensions, et dans le même temps, la désinvolture exprimée vis-à-vis du fait religieux crée un sentiment d’humiliation et de frustration pour de nombreux croyants, et pas seulement pour les plus extrémistes.

Donner leur juste place aux religions

Le père Laurent Stalla-Bourdillon, responsable du Service pour les Professionnels de l’Information au sein du diocèse de Paris, regrette que les religions soient souvent représentées « comme un facteur de tensions sociales et de divisions » par un certain discours dominant sur le plan médiatique et politique. Dans leur représentation médiatique en effet, « les religions n’apparaissent que sous une forme extérieure, un code vestimentaire, un code alimentaire. Les religions sont réduites à une sorte de fait social, de présence sociale, sans vouloir entendre ce qu’elles nous disent de ce qu’est la personne humaine, une personne inaccomplie qui a besoin de s’accomplir. Pourtant, elles ne sont pas là pour animer la vie sociale mais pour nourrir la profondeur du cœur des hommes », insiste le prêtre parisien, que nous avions interrogé avant l’attentat de Nice.

L’enseignement des traditions religieuses devrait donc trouver sa place à l’école, afin de donner aux élèves des outils pour qu’ils puissent eux-mêmes tracer des perspectives de sens. « Comme tout être humain a besoin de sens et s’interroge sur l’énigme qu’il est lui-même, il doit puiser des éléments qui lui permettent de répondre à ces questions », explique le père Stalla-Bourdillon. Et cela n’empêche pas de tracer une distinction nette entre la connaissance des traditions religieuses, et les croyances de chacun. « Il m’arrive souvent de dire à des enseignants : "il y a des choses que vous ne pouvez pas ne pas savoir, quant à ce que vous croyez vous-mêmes, cela ressort de votre souveraine liberté de conscience. Personne ne pourra jamais vous forcer à croire" », explique le prêtre.

Transmettre des connaissances religieuses ne signifie donc pas forcément imposer une croyance : dans les écoles catholiques d’ailleurs, l’identité chrétienne ne fait pas obstacle à l’accueil d’élèves non-croyants ou d’autres religions, y compris des musulmans, parfois largement majoritaires. L’enjeu est de faire confiance à l’intelligence des jeunes et de « retrouver la capacité critique de la conscience, la capacité de discerner ce qui fait sens et ce qui apparaît comme le visage de la Vérité. La conscience discerne le vrai et cherche le bien », et elle constitue donc un outil indispensable pour la reconstruction de la vie en société, et de la confiance dans une communauté humaine formée de personnes de sensibilités diverses.

La grande « aventure éducative » qui doit mobiliser le milieu scolaire aujourd’hui se situe donc dans « un jeu subtil entre l’expression de la liberté d’expression et la capacité à comprendre ce qui fait sens pour l’autre. Cet accompagnement mutuel suppose un dialogue, une capacité d’avancer ensemble. C’est seulement comme cela que la société peut reprendre un chemin qui la pacifie intérieurement. » Cette dynamique doit permettre d’élaborer un chemin différent par rapport à l’impasse actuelle, marquée par « un rapport de force entre des religions qui devraient être tenues à distance et une société qui devrait tenir hors de l’espace public toute réflexion sur l’élaboration d’un sens ».

Intériorité et reconnaissance de sa propre responsabilité

Le défi éducatif se situe aussi dans l’apprentissage du regard, dans un discernement entre ce qui élève et ce qui abaisse. Face aux flots d’images qui nous assaillent notamment par le biais de la publicité et des réseaux sociaux, « notre vulnérabilité à l’émotion est très grande et notre œuvre de raison est faible », souligne le père Stalla-Bourdillon. Face à cette « tyrannie de la visibilité » qui suscite souvent des frustrations et des conduites addictives, « la jeunesse est mise au défi de savoir réinvestir sa propre intériorité ».

Cette intériorité réaffirmée peut aussi permettre de se libérer d’une forme de victimisation, d’un rejet sur l’autre de toutes les responsabilités quant aux dysfonctionnements et aux injustices qui blessent nos existences, tant sur le plan collectif que sur le plan individuel. Ce nœud revendicatif ouvre en effet la voie à des conduites marquées par le ressentiment et la violence, alors que la prise de conscience de sa propre responsabilité en pensées et en actes ouvre la voie à une liberté profonde et à une émancipation par rapport aux conditionnements idéologiques.

Dans le contexte actuel, la spiritualité chrétienne offre une clé de désamorçage des conflits avec la phrase du "Notre Père" « Pardonne-nous nos offenses comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensés ». Cette phrase renvoie chaque chrétien à sa responsabilité personnelle et à sa capacité à identifier le mal en lui-même avant de rejeter toute faute sur l’autre. « Le dévoilement de la présence du mal dans la réalité telle qu’elle est nous réinterroge nous-mêmes en conscience sur quelque chose qui nous habite, qui peut sortir de nous. Il y a l’exigence de se remettre devant Celui qui a un regard clair et limpide et qui peut voir vraiment dans la profondeur de tous les cœurs. C’est toujours une grande tentation de se revêtir soi-même d’une forme d’intégrité artificielle qui nous pousse à juger les autres et à oublier l’effort que nous devons faire sur nous-mêmes. Cela nous doit pousser à faire un chemin d’humilité », conclut le père Stalla-Bourdillon.

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