Les sociétés démocratiques et leurs gouvernements se voient déstabilisés par le phénomène croissant de la désinformation, du harcèlement, de la diffusion de contenus illégaux et contraires à l’ordre social. Ces comportements autrefois limités ont trouvé par les réseaux sociaux une ampleur inédite et constituent une menace bien réelle. Quelle réponse apporter ? La tentation serait forte de restreindre la liberté d’expression. Inscrite à l’article 11 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen (DDHC) de 1789, la liberté d’expression fait partie des droits fondamentaux. Elle conditionne l’exercice d’autres libertés comme la liberté d’opinion. Tout en affirmant la liberté d’expression, ce même article en pose les limites : "tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi".
Les restrictions peuvent être classées en trois grandes catégories :
- La protection de l’intégrité́ physique ou morale des personnes (agressions morales dégradantes, provocation à la violence, propos haineux, diffamation, délit d’injure publique, etc.) ;
- La protection de la vérité (lutte contre les fausses informations) ;
- La protection des droits d’autrui (protection de la vie privée, des droits de propriété intellectuelle, du secret des affaires, du secret des correspondances, du secret de l’instruction, du secret professionnel etc.)
« Nos démocraties se distinguent par les garanties qu’elles apportent à leurs citoyens d’un droit à la liberté d’opinion et d’expression et de ne pas être inquiétés pour cela. En France, c’est un droit constitutionnel » rappelait David Lacombled, président de la Villa Numeris [1], à l’occasion de la présentation d’un rapport intermédiaire sur les défis de la liberté d’expression dans l’espace du numérique [2].
« La révolution numérique » dit le rapport, « a offert à chacun la possibilité de s’exprimer librement sur les réseaux sociaux sans intermédiation. Ces nouveaux espaces de liberté ont vu en parallèle émerger des effets collatéraux non souhaitables de désinformation, discours haineux et manipulation de l’opinion. (…) A travers ce rapport, le groupe de travail souligne l’importance d’un équilibre entre la protection de la liberté d’expression et la lutte contre les abus numériques. Il plaide pour une approche collaborative entre gouvernements, plateformes, société civile et juristes, qui répond aux enjeux complexes de l’espace numérique tout en préservant les droits fondamentaux. »
Car, contrairement aux apparences, la liberté d’expression apparaît aujourd’hui menacée de deux manières : d’une part, la puissance algorithmique des plateformes impose des biais de décisions, doublée par une modération variable des contenus sur les réseaux sociaux. D’autre part, une forme de pression idéologique et politique d’autre part, instaure une mesure arbitraire de ce qu’il est admissible d’exprimer. Les dessinateurs de presse [3] perçoivent bien qu’une forme de censure réelle quoiqu’invisible s’exerce soit dans l’appareillage technique, soit dans une pression sur les consciences. La liberté d’expression doit s’affirmer non seulement face au pouvoir des plateformes disposant d’un levier considérable de laisser dire ou d’interdire, mais aussi face à toute censure idéologique, politique ou religieuse trahissant une intolérance et imposant un régime de contrainte. Si les nouvelles technologies et les réseaux sociaux ont permis à la liberté d’expression de se démocratiser, offrant un pouvoir réel à la portée de tous, comment faire pour qu’elle échappe à la loi du plus fort et ne se retourne pas contre les démocraties ?
Le rôle de social de la vérité et l’éthique citoyenne
C’est là qu’intervient la conscience citoyenne des utilisateurs et le bien commun. Si 20 à 30 % des comptes sur les réseaux sociaux en France sont faux, n’est-ce pas une atteinte à la confiance ? Même si tout semble permis, tout ne convient pas pour autant. Cette convenance ressort de l’éthique citoyenne de tout individu. Or celle-ci peine à s’exprimer à l’ère d’un individualisme désocialisé. Si la liberté d’expression a été voulue et défendue, c’est parce qu’elle est garante d’un bien et permet la respiration vitale du corps social. Or, certains en usent et en abusent pour nuire et détruire.
La liberté d’expression emporte un présupposé trop peu évoqué : celui de la responsabilité citoyenne des membres d’un même corps social dont chacun assume la protection pour sa part. L’utilisateur des réseaux sociaux est-il un citoyen ? Lorsque l’utilisateur se soustrait à sa responsabilité citoyenne, c’est-à-dire à sa contribution au bien commun, il se produit une rupture du contrat social. La liberté d’expression implique donc ce donné préalable si délicat à nommer : le contrat social. Nul ne parle sans appartenir à une communauté de vie. Quelles que soient leurs affiliations culturelles, sociales, politiques ou religieuses, tous les citoyens appartiennent à une même société et partage la responsabilité de son unité, de sa capacité à dialoguer, à se rencontrer. La défense de la liberté d’expression implique aussi l’encouragement à la recherche de l’unité et de la concorde sociale.
Il nous appartient de faire émerger un cadre le plus équilibré possible permettant de faire cohabiter harmonieusement et efficacement les différents enjeux de liberté et d’ordre public. C’est tout une éducation aux médias sociaux qui s’impose, et avec eux une éducation au rôle social de la vérité. En quoi la vérité est-elle préférable au mensonge ? En quoi est-elle confiée à la garde des citoyens qui ne peuvent se dédouaner de sa protection ? Peut-on envisager un monde sans vérité ? C’est la confiance qui est alors en jeu.
Vers la création de tiers de confiance
Voici l’une des recommandations du rapport qui encourage la création de tiers de confiance, mobilisant une variété d’acteurs, exerçant un rôle de protecteur social :
« Toute société a besoin de corps intermédiaires dans lesquels elle a confiance pour traiter des sujets qui la concernent. (…) Ces tiers permettraient, par leurs avis dans leur champ de compétence, d’aider à la prise de décision dans la modération et d’en renforcer la légitimité. Pour que cela fonctionne, leur émergence et/ou leur existence ne peut pas être décrétée : le processus pour leur donner corps ne peut être que le fruit d’une légitimité construite dans le temps. (…) Dans le même esprit de construction de tiers de confiance, pourrait être créé un organisme de régulation hybride qui émettrait rapidement des avis et recommandations à destination des plateformes, sur la qualification de contenus en « zone grise ».
Cet organisme regrouperait des experts juridiques et technologiques, des représentants considérés comme légitimes de la société civile, des représentants de certaines autorités et des pouvoirs publics, mais peut-être aussi des acteurs privés du numérique.
Sans force juridique obligatoire, ses avis et recommandations seraient une aide à la décision de maintenir ou retirer du contenu. Au-delà de la rapidité de décision, ils permettraient de limiter les réflexes d’autocensure ou d’accusation d’intérêts commerciaux des plateformes dans leur gestion des contenus. Elles pourraient au moins arguer de leur bonne foi lorsqu’elles les suivent. »
Ainsi au terme de cette réflexion sur la nécessité de réaffirmer la liberté d’expression, nous pouvons dire avec certitude, que la confiance se gagne toujours par l’engagement collectif des consciences.
Notes :
[2] Présidé par Thaima Samman, fondatrice du cabinet d’avocats Samman, et le Professeur de Droit Pascal Beauvais, un groupe de travail pluridisciplinaire au sein de la Villa Numeris, s’interroge sur l’équilibre du cadre actuel de la liberté et livre ses premières recommandations. Téléchargez le rapport intermédiaire