Doué d’un regard lucide et prophétique, le cardinal Jean-Marie Lustiger [1] décrivait dès 1988 le nouveau régime de vérité dans lequel les nouveaux moyens de communication nous faisaient entrer :
« Quand un mensonge est édité à cinq cent mille exemplaires, il devient "une vérité" qu’aucun démenti ne peut affaiblir. Notre civilisation devra apprendre la maîtrise morale et intellectuelle des prodigieux moyens de communication qu’elle développe. Cela sera plus difficile que, par exemple, de maîtriser l’énergie nucléaire. Car la civilisation de communication qui s’instaure sous nos yeux aura des conséquences positives ou négatives sur l’existence physique, psychique, affective de tous. Conséquences qui ne peuvent être maîtrisées que par un apprentissage personnel de la liberté, si on ne veut pas laisser des groupes humains entiers tomber sous la dépendance des intérêts économiques engagés dans ces énormes investissements. »
Ces propos trouvent leur confirmation dans les récentes élections américaines. « La démonstration est donc faite qu’une prime à l’outrance est avérée ! » Cette remarque a accompagné la réélection de Donald Trump à la présidence des Etats-Unis. Il semblerait donc que l’exagération, sinon l’énormité d’une nouvelle même fausse - car là n’est pas la question - soit le meilleur moyen de capter l’attention. Car l’attention est le graal de la vie politique à l’ère des technologies numériques. La théâtralité poussée à son paroxysme se révèle payante. S’il existe bien une rationalité dans la guerre de l’attention, elle assume l’irrationnel, la démesure et même le faux. La mise en scène du faux emporte de vrais effets, mesurables, rentables et recherchés. Au diable, la conscience morale, nous serions passés au-delà du vrai et du faux pour semer des idées dans la tête des utilisateurs-consommateurs. Il s’en suit une saturation psychique qui laisse les traces de l’influence recherchée où domine l’émotion. La véracité des informations, comme vérité probable suffit. La vérité avérée est délaissée et sombre dans les flots de l’individualisme ambiant et de l’arbitraire. Dans une récente interview, Yuval Noha Harari [2], historien et professeur à l’université hébraïque de Jérusalem, expliquait que « la plus grande partie de l’information n’est pas la vérité : c’est de la fiction, des fantasmes, parfois des mensonges, de la propagande ou des illusions. Car la vérité coûte cher : pour produire un rapport vrai à quelque chose, il faut investir du temps, de l’argent, de l’énergie. Alors que si vous laissez tout le monde dire ce qu’il veut, vous aurez énormément de fantasmes, de fictions, et vous ne saurez plus ce qui est la vérité et ce qui ne l’est pas. » Les médias classiques sont eux-mêmes emportés dans cette surenchère qui crucifie la vérité sur l’autel de cette ébriété psychique née du cocktail mélangeant la sidération, l’émotion et la fascination, qui coupe le souffle. Alors que « le rôle des institutions d’information traditionnelle, comme les médias et la science, c’est de filtrer cette quantité énorme d’informations et de trouver la vérité, d’investir les efforts coûteux de la recherche, de l’analyse, du contrôle des faits » concluait Harari.
La question qui nous est ici posée est celle du rôle social de la vérité. La vérité, comme concept, est pour l’esprit humain la certitude d’un ordre supérieur, englobant et stable. Si cet ordre supérieur du vrai n’est plus un ordre transcendant, s’il est livré à l’immanence même de nos désirs et de nos émotions, alors la possibilité même d’un monde commun s’évanouit.
La vérité expérimentale subjective – le ressenti – investit tout l’espace psychique qui ne trouve plus de place pour la quête d’une vérité métaphysique, universelle et commune. Nos sociétés modernes sont prises depuis longtemps dans la spirale de l’individu roi, maître de sa vie et de la vérité qu’il auto-définit. La régulation des relations entre l’individu et le collectif qui se jouait hier encore au niveau de ce qui est vrai, car la vérité était semblable à l’air commun que nous respirions, se joue désormais dans la subjectivité désinhibée. Chacun ses choix, chacun ses vérités. Or sans vérité partagée, comment édifier un monde commun ? Tel est le défi de notre époque : retrouver le goût de la vérité. Recherche la vérité qui nous précède tous. Un défi à relever avec ou sans l’aide des plateformes numériques et des réseaux sociaux.
Dans l’interview qu’il donne au journal « Philosophie Magazine », François Noudelman [3] posait un diagnostic lucide sur ce défi. La vérité objective disqualifiée, - elle n’est plus l’objet d’une recherche - s’efface devant le ressenti des individus, qui pour authentique qu’il soit, ne saurait prétendre au statut de vérité. Cette authenticité se confond avec la vérité. La singularité n’est pas l’universalité, si bien qu’un décrochage complet à l’égard du réel touche désormais la société entière. La fiction est assumée jusque dans sa capacité de retenir l’attention, et le mensonge lui emboite le pas, pour une captation de l’attention plus radicale encore. L’arrivée de faux numériques (fake et deepfake audio et video) ne va pas arranger les choses. L’effet de sidération reste toujours l’objectif à atteindre tant son efficacité est grande. Le vrai est indexé à la perception personnelle des choses. Avec une telle subjectivité triomphante, on ne s’étonnera pas de la fragilité du corps social et de son morcellement.
Dans le même sens, la philosophe Myriam Revault d’Allones, dans « La Faiblesse du vrai », étudiait avec finesse ce que la post-vérité fait à notre monde commun [4] : « … la manipulation de masse affecte aujourd’hui la totalité des sociétés démocratiques. Elle s’est étendue, on l’a vu, à la réécriture de l’histoire, à la fabrication des images et aux politiques gouvernementales. Et l’histoire contemporaine abonde en exemples où les « diseurs de vérité » ont passé ou passent pour bien plus dangereux que les opposants déclarés. (…) La profusion de l’offre sur le « marché cognitif » n’incite pas au développement de l’esprit critique mais à l’intensification des préjugés » [5]. (…) le marché de la communication, tel qu’il prolifère aujourd’hui, a très peu à voir avec les conditions d’une délibération ou d’un échange collectifs qui favorisent l’élaboration et l’exercice d’un jugement partagé. (…) la manipulation des images qui, loin de se limiter à une représentation flatteuse ou enjolivée, propose un substitut à la réalité. En sorte que « la différence entre le "vieil art de mentir" et le mensonge moderne » revient plus souvent à « la différence entre cacher et détruire » [6]. Or, dans ce dernier cas, il est porté atteinte à la réalité elle-même : la tromperie de soi-même n’est pas seulement ce qui touche tel ou tel individu mais un fait social qui envahit la totalité du réel. (…) L’atteinte, l’offense portée au monde, à la possibilité de l’habiter dès lors qu’une réalité fictive vient en lieu et place du monde de relations qui est le « sol » sur lequel nous nous tenons. (…) Arendt a insisté sur le fait que la pensée idéologique s’affranchit de l’expérience, s’émancipe du réel en affirmant l’existence d’une réalité plus « vraie » que celle que nous appréhendons et percevons. Car le penser idéologique ordonne les faits selon une procédure absolument logique : en partant d’une prémisse tenue pour un axiome et dont tout le reste est déduit, on obtient une cohérence jamais rencontrée dans le réel. Une fois le point de départ et les prémisses établies, les expériences réelles ne peuvent plus contrecarrer la pensée idéologique et, réciproquement, celle-ci n’a plus à tirer le moindre enseignement de la réalité. Les idéologies sont des systèmes d’explication de la vie et du monde qui prétendent expliquer n’importe quel événement, passé ou à venir, sans se référer aucunement à l’expérience réelle. (…) On ne peut se contenter de circonscrire l’analyse à l’univers des médias : il faut s’interroger sur la production de ce « régime » de vérité - qui tend à effacer le partage du vrai et du faux en constituant une réalité alternative dans des conditions qui ne sont pas celles des systèmes totalitaires mais des sociétés démocratiques. »
« Notre civilisation devra apprendre la maîtrise morale et intellectuelle des prodigieux moyens de communication qu’elle développe. Cela sera plus difficile que, par exemple, de maîtriser l’énergie nucléaire » disait le cardinal Lustiger, il est temps de reprendre le fil de ce qui permet à l’humanité de s’affirmer comme humanité : le sens de la vérité qui seule libère.
Notes :
[1] Le Choix de Dieu. Entretiens avec Jean-Louis Missika et Dominique Wolt - JM Lustiger - Ed. de Fallois, 1988
[2] Yuval Noah Harari, Figaro, 12 novembre 2024, https://www.lefigaro.fr/vox/societe/yuval-noah-harari-l-ia-va-changer-la-societe-et-prendre-les-boulots-des-gens-bien-plus-que-l-immigration-20241112
[3] François Noudelmann ,“Les démocrates ont eux aussi participé à la disqualification de la vérité”, Philosophie Magazine, 7 novembre 2024
[4] Myriam Revault d’Allonnes, La faiblesse du vrai, Seuil
[5] Gérald Bronner, La Démocratie des crédules, Paris, PUF,2013
[6] Hannah Arendt, « Vérité et politique », foc. cit., p. 322, souligné par moi.