Avec l’invasion des forces russes en Ukraine, Vladimir Poutine tente de subjuguer un pays européen ami. Il tente de redessiner la carte de l’Europe par la force. Cette invasion préparée de longue date a inévitablement fait des victimes parmi la population civile. La nature de cette information emporte des émotions et des sentiments. L’information de guerre a soudainement surgi et est venu troubler l’information divertissante qui faisait notre quotidienne. L’information inoffensive et rassurante est alors engloutie par l’évocation de l’effroyable réalité. Les débats si convenus et sans enjeux sur la vie politique sont percutés par la violence du monde réel et le sérieux de la vie. Cette réalité de la violence, du mal et de la mort que cachait si bien l’empire des mass-médias. Car le sérieux de la vie est difficilement saisissable même par le plus sérieux de l’information. Pourquoi ? Parce que l’énigme de la vie ressort d’un face-à-face de la liberté de l’homme avec sa mort. Elle ne se résout que dans un engagement de soi. Chacun habite l’espace secret et inviolable du sens de son existence et des raisons qui justifie qu’on l’engage jusqu’au bout.
« Si la vie pour elle-même est tout, si elle est la valeur suprême, si rien, par conséquent, ne mérite de lui être sacrifié - aucune idée, aucune valeur, pas même la vérité, pas même la liberté -, n’est-ce pas la vie dans son ensemble qui, dans ces conditions, se dévalorise sans qu’on s’en aperçoive ? » écrit Alexandra Laignel Lavastine en évoquant le « testament » du philosophe et dissident Jan Patocka (1907-1977). Il écrivait en substance qu’une vie qui n’est pas disposée à se sacrifier elle-même à son sens ne vaut pas d’être vécue. (…) N’est-ce pas dans un monde où l’homme renonce si volontiers au sens de sa vie, que la seule digue morale contre la guerre fait défaut - digue effective car garantie, en ultime recours, par la disponibilité au sacrifice suprême ? Sans cet horizon absolu, en effet, tout sacrifice, si modeste soit-il, perd son sens. En clair : rien ne vaut rien.
L’homme est responsable et la paix envisageable, montre Patocka, dans la mesure seule où l’individu se montre capable, en certaines circonstances, de renoncer à certains acquis pour que sa vie ait un sens. Toute autre philosophie ne peut qu’être nihiliste, c’est-à-dire fondée sur la négation de l’idée d’humanité. »
Or, cette immense question est incommunicable dans le flux ininterrompu de l’information. Elle se recueille à l’intime de l’être.
« Dans les années soixante-dix/quatre-vingt, Vaclav Havel rappelait combien (…) le traumatisme de Munich, a enseigné qu’en cas de crise aiguë, « l’incapacité à risquer sa vie pour en sauver le sens et la dimension humaine mène non seulement à la perte de son sens, mais aussi, en fin de compte, à la perte de la vie tout court - pas d’une seule vie, mais de milliers ou de millions de vie » [1]. Dans le même sens Leszek Kolakowski (1927-2009) s’interrogeait face à la société occidentale dominée par l’hédonisme. Il disait : « Ce qui est inquiétant ici c’est que les gens n’ont pas, pour la plupart, l’impression qu’il y ait des causes pour lesquelles ils voudraient mourir. Je dirais que si ces causes n’existent pas, il n’y a pas beaucoup de raisons pour vivre [2] ... »
Cet aspect de l’existence humaine n’est ni transmissible ni exprimable dans les champs de l’information. Comme quelque chose que l’on peut nommer, sans jamais pouvoir le montrer. C’est cela le propre de l’être humain. Il est incommunicable. Et c’est pourquoi l’information neutralise ce qu’elle transmet.
La guerre en Ukraine fait surgir la question du sens de la vie et engage dès lors la vie et la mort de millions de personnes. Jean Baudrillard dans « Simulacres et simulation » rappelait que le medium technique de l’information n’implique aucune finalité de sens. Pire, il voyait une relation significative entre l’inflation de l’information et la déflation du sens. La diffusion massive d’information est directement destructrice, ou neutralisatrice du sens et de la signification. Cette « déperdition du sens est directement liée à l’action dissolvante, dissuasive, de l’information, des media et des mass-media. [3] »
« Nous sommes tous complices de ce mythe. (…) Car là où nous pensons que l’information produit du sens, c’est l’inverse. L’information dévore ses propres contenus. Elle dévore la communication et le social » expliquait encore Jean Baudrillard. Elle dévore le social, parce qu’elle prétend le servir. En effet, « partout la socialisation se mesure par l’exposition aux messages médiatiques. Est désocialisé, ou virtuellement asocial celui qui est sous-exposé aux media. Partout l’information est censée produire une circulation accélérée du sens, une plus-value de sens homologue à celle, économique, qui provient de la rotation accélérée du capital. »
Dans ces jours d’angoisse, jours d’intense activité médiatique, lorsque menace le spectre d’une guerre toujours plus totale, il devient plus nécessaire que jamais de résister à l’information qui sidère et tétanise pour revenir en soi-même. Pour devenir soi-même pour les autres une source de bonne nouvelle, en témoignant de l’espérance qui nous anime et nous forme. Loin d’une passivité devant l’information, et même à distance des zones de conflit, n’est-ce pas toujours à l’intime de soi par le sens qui éclaire sa route que l’homme se redresse ?