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Que reste-t-il du corps ?

La perspective de voir s’ouvrir à nouveau les débats parlementaires sur ladite « fin de vie », c’est-à-dire sur la « mort douce » ou euthanasie est le signe de déplacements majeurs sur la perception du corps. Les évolutions juridiques suivent les révolutions sociales. Or depuis plus d’un demi-siècle, notre rapport au corps a connu une double révolution : individuelle et technique.

Dans un bref texte paru en 2012, le sociologue David Le Breton [1] soulignait ces deux profondes transformations du statut du corps à travers l’individualisation du lien social et le triomphe du paradigme informationnel.

L’individualisme libéral a produit l’individualisation du sens et a conduit à une volonté d’individualiser son corps, de le singulariser, parfois de façon radicale, en allant au plus proche de son désir : se construire un corps à soi, pour soi, « unique » dans sa forme, son apparence et ses performances.
Une formidable marchandisation du corps accompagne ce processus d’un corps devenu matière première de la fabrique de soi. Nous voyons une volonté d’auto-génération, qui alimente la fierté de se « réapproprier » son corps, grâce à un piercing ou un tatouage, à un régime alimentaire ou une opération de chirurgie esthétique.
L’individu moderne n’est plus un héritier, il n’est plus assigné à une origine ou à une filiation, il a ses racines dans la seule expérience personnelle. Il entend s’instituer par lui-même. Dès lors, nous sommes de moins en moins ensemble et de plus en plus côte à côte. Chacun devient le maître du sens avec lequel il entend vivre.

Parallèlement, nous avons assisté au triomphe des connaissances techniques et scientifiques qui ont diffusé un paradigme informationnel. Désormais, toute forme vivante, donc le corps, tend à être perçue comme une somme d’informations, un agrégat de connaissances. Le monde animé se transforme en message déjà déchiffré ou en attente de l’être. L’information vide les vivants ou les objets de leur substance propre, de leur valeur et de leur sens afin de les rendre comparables. L’infinie complexité du monde se résout en un modèle unique de comparaison qui met sur le même plan des réalités différentes en liquidant leur statut ontologique.

Le médecin et biologiste Henri Atlan remarquait combien «  la biologie à travers tout ce qu’elle nous apprend sur le corps, fait disparaître ce que par ailleurs la société, l’histoire, la culture nous ont appris sur la personne . D’un point de vue biologique, la personne n’existe pas. Ce qui ne veut pas dire que, dans la société, la personne n’existe pas. La personne est une réalité sociale. La biologie, elle, dit seulement : le corps est un mécanisme, impersonnel, qui est finalement le résultat d’interactions entre molécules. »
La biologie est ainsi devenue une formidable pourvoyeuse d’informations, mais elle perdait de vue la dimension relationnelle du vivant. La transformation ontologique de l’humain en informations fétichisées, posées dans l’absolu, amène à la désuétude des notions d’égalité ou de dignité des hommes. Nous avons à faire à deux langages différents pour rendre compte du corps. Le langage scientifique, réaliste et matérialiste, éclipse le langage philosophique plus idéaliste et englobant. A ne considérer le corps que sous l’angle des connaissances que nous en avons, le traitement social de l’homme finit par devenir la conséquence de sa dotation génétique. Nous y sommes !
L’humain, l’animal, l’objet, le cyborg ne sont plus fondamentalement distincts comme dans l’humanisme traditionnel. (…) L’information en gommant les corps élimine toute trace d’être.

Avec le triomphe du paradigme informationnel, le monde n’est plus qu’un message que l’ordinateur retranscrit ou projette à l’extérieur. Nous sommes donc en proie à une anthropologie qui relève d’une simple physique des éléments. Mais l’homme n’est-il pas davantage que la somme des composés de son corps ?

« La technique devient une religiosité, un technoprophétisme » explique David Le Breton. « La technique devient une voie de salut pour délivrer l’homme de ses anciennes limites, posées désormais comme des pesanteurs. » La mort en fait partie et l’homme doit en être délivré. Il doit reprendre la main sur sa vie, fusse en décidant de la finir. C’est « l’exigence d’une liberté que plus rien ne borne sinon le désir » dit encore David Le Breton.

Dans une société laïcisée, l’homme s’est mis en position d’extériorité, de témoin en quelque sorte en face de son propre corps. Il perd la perspective de son propre devenir, de son accomplissement avec son corps jusque dans la mort.
Benoît XVI soulignait que “le développement technologique peut amener à penser que la technique se suffit à elle-même, quand l’homme, en s’interrogeant uniquement sur le comment, omet de considérer tous les pourquoi qui le poussent à agir”. Nous sommes devant l’urgence de retrouver la dimension de sagesse indispensable aujourd’hui pour faire face à l’individualisation du lien social et à l’immense pouvoir technique de l’humanité prise dans ce paradigme informationnel.

La technique seule masque les enjeux essentiels et ne peut rendre raison de ce que signifie la mort, qui plus qu’un évènement biologique est un évènement spirituel. Alors seulement la mort est tout sauf l’abolition définitive de la personne.
A l’heure des choix de société, il est essentiel de s’ouvrir à nouveau à la possibilité qu’existe un sens de l’homme en chemin vers la vie, le libérant de la peur de la mort. Les traditions de sagesse enseignent que la réalité sensible n’est que le porche d’entrée de la réalité totale. La société française est riche d’un patrimoine intellectuel et spirituel magnifique, que notre goût pour la puissance scientifique et technique ne devrait pas ignorer, ni réduire.
Tout projet politique emporte, de manière implicite, une certaine compréhension de ce qu’est l’homme et la nature humaine.

Quel visage de l’homme et de sa destinée, dans et par-delà la mort, sommes-nous prêts à exprimer ?

Notes :

[1Que reste-t-il du corps ? Cultures et sociétés, n°24, octobre 2012, Ed. Téraèdre, p.96-101


Père Laurent Stalla-Bourdillon

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