Il est des décisions politiques qui ne modifient pas seulement la loi, mais qui ébranlent les fondements mêmes de la vérité commune. L’une d’elles vient d’être prise en France : le projet de loi sur la fin de vie affirme désormais qu’une personne ayant recours à l’euthanasie est déclarée morte de mort naturelle. Cette formulation n’est pas anodine. Elle est, au sens propre du mot, une tromperie linguistique. Car faire mourir – même avec consentement – n’a jamais été une mort naturelle, mais une action humaine volontaire, provoquée, décidée. En proclamant le contraire, le législateur change le sens des mots pour imposer une idéologie, quitte à défaire le réel.
Une novlangue moderne
George Orwell avait vu juste. Dans son œuvre prophétique « 1984 », il montrait que la dictature commence par la manipulation du langage. On ne détruit pas seulement la liberté en surveillant ou en punissant. On la détruit aussi en tordant les mots, en inversant les significations. Il appelait cela la « novlangue » : ce langage nouveau est conçu pour faire passer le mensonge pour véridique, l’assassinat pour respectable, et conférer à ce qui n’est que du vent une apparence de crédit.
Aujourd’hui, il ne faudrait plus dire « faire mourir », mais « aider à mourir ». On ne dira plus euthanasie, mais accompagnement ultime. Et désormais, une mort provoquée n’est plus une mort provoquée. Elle devient une mort naturelle par décret. La légalité redéfinit le réel.
Le désastre social du mensonge officiel
Ce glissement sémantique n’est pas une simple controverse technique. Il désarme la pensée et éteint l’esprit. Il trouble la conscience et détruit la confiance. Une société ne peut pas vivre sans un socle minimal de mots qui expriment clairement ce qui est. Si faire mourir devient “naturel”, alors toute chose peut devenir son contraire. Demain, qui dira où est la limite entre un soin et un acte létal ? Qui dira la limite entre la vérité et la fiction utile ?
Changer les mots pour changer les consciences, c’est préparer une société où l’on ne peut plus penser librement, parce que les mots auront perdu leur raison d’être. Ainsi « est réputée décédée de mort naturelle la personne dont la mort résulte d’une aide à mourir conformément aux articles L. 1111 12 1 à L. 1111 12 14 du présent code. »
Faire mourir le malade et la mémoire des autres
C’est en nous penchant sur l’exposé de cet amendement que le mal-être saute aux yeux. Il stipule en effet « qu’il ne serait pas souhaitable que ses héritiers ou ayant droits aient à subir des conséquences sur les engagements contractuels ou actes de la vie courante découlant de son décès, parce que la cause de la mort serait juridiquement considérée comme non naturelle ou comme un suicide, alors qu’il s’agit d’une conséquence de l’affection. » Orwell avait prévenu : « L’oppression s’est toujours appuyée sur l’oubli » [1]. L’euthanasie n’est pas la conséquence d’une affection. Elle est le résultat d’une action humaine. Puisque l’homme est mortel toute mort, même donnée, sera jugée naturelle. Là, dans l’oubli du sens, se trouve le danger. Avec l’oubli du réel, c’est l’oubli de l’homme que l’on installe. C’est pourquoi cette formulation représente une négation de l’esprit. On dissout la capacité de penser pour mieux disposer des corps. Là se trouve le danger.
Une urgence pour les consciences libres
Dans une France déjà marquée par une profonde sécularisation, ce type de manipulation linguistique anesthésie davantage encore la conscience morale. S’il n’est plus possible de se fier dans les mots du droit, il n’y aura plus de dialogue, plus de réflexion, ni de transmission. La politique, alors, devient un théâtre. Le langage, une arme. Et l’humain, un objet administratif.
Il ne s’agit pas ici de croire ou de ne pas croire en Dieu, mais de protéger le langage comme bien commun, de défendre la clarté contre le brouillard, la précision contre les slogans. Résister à ce glissement n’est pas une affaire d’opinion. C’est un devoir de lucidité et de courage.