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Quand la parole détruit – 1ère partie

Pas un seul média n’aura pu échapper à la nouveauté de ce début d’année 2023, et pour cause : l’intelligence artificielle est sortie des ornières de la science-fiction pour occuper le devant de la scène et s’imposer comme « le » nouveau media ! Parler, répondre à une question et discuter, rédiger un texte, générer des images à partir d’une simple demande orale ou écrite, est désormais possible « aux machines ». Entraînées à des calculs toujours plus rapides, mais toujours incapables d’exercer une pensée, les intelligences artificielles ont acquis le niveau pour intervenir dans le monde humain. Elles forment le nouvel interlocuteur du monde qui vient. Le programme ChatGPT a fait son entrée en scène de façon spectaculaire : désormais vous ne parlerez plus de la machine avec condescendance. Elle ne comprend rien, mais elle sait tout ! Cela ne lui sert strictement à rien, mais cela peut vous rendre quelques grands services…
Les intelligences artificielles qui sont des programmes, ont une voix mais n’ont pas de parole, pas de logos, pas de raison, ni de conscience. En somme, c’est une parole qui s’adresse à votre parole, mais qui ne vient pas elle-même d’une conscience. A strictement parlé, elle ne sait pas ce qu’elle dit, ni même si cela a une importance quelconque. En attendant GPT4 et les progrès évidents qui se profilent, il est encore temps de nous pencher sur la nature de la parole humaine.

C’est précisément ce que font Monique Atlan et Roger-Pol Droit dans leur remarquable ouvrage, « Quand la parole détruit » aux éditions de l’Observatoire.

Il faut grandement les remercier de s’être penché sur la nature de la parole humaine, car « que devient la parole quand elle n’est plus exclusivement humaine ? Quand, pour la première fois dans l’histoire, des intelligences artificielles ont des voix ? »
« On n’a pas assez mesuré à quel point la parole est en passe de changer de statut, voire de nature. La parole « en général » paraît en pleine expansion, mais, en parallèle, la parole toxique se montre toujours plus florissante. (…) Les liens entre voix, parole et présence corporelle se modifient. Le rapport de la parole au temps est chamboulé. Sa relation aux autres est transformée. Ce qui est en cours est bien, si l’on ne s’en avise pas, une mutation des liens profonds de chaque personne aux mots de sa langue, à l’expression de ses désirs personnels, finalement à sa propre existence. À notre existence en commun. (…) Quelles peuvent être les conséquences à l’avenir des processus en cours ? Quels moyens d’action sont à notre disposition pour les façonner, les canaliser ?

La situation de parole entre deux êtres humains, le dialogue, se résumait ainsi depuis des siècles : un corps parlait, un autre écoutait, répondait. La proximité physique était requise. La présence, les voix, les souffles, les sons, les intonations étaient indispensables. (…)

La parole s’est ainsi affranchie de la proximité, ainsi que des principales conditions physiques de son exercice ancien. Elle s’est déliée de l’ancrage jusqu’alors immuable dans un corps situé, présent à courte distance, visible et audible. Elle s’est débarrassée du face-à-face entre interlocuteurs, de la nécessité de les réunir au même moment dans un même lieu. Elle a commencé, ainsi, à se délester du corps. Avec une quantité d’avantages si évidents, en termes d’efficacité et de souplesse, que les rappeler est inutile. Mais avec aussi des inconvénients, moins visibles, qui se sont accentués au cours de la révolution numérique.
Car il n’y a pas de corps sur Internet. Du moins pas de corps réel, en chair et en os. Seulement des images, des silhouettes, des avatars et des signes - graphiques ou sonores. Le Web est le premier monde humain où seul existe l’espace de la représentation. Monde de l’imaginaire et du symbolique, non du réel. Cet univers est, en un sens, pour tous ceux qui y accèdent, purement mental. (…)
Si l’on tend à oublier le corps, si l’on rêve de s’en détacher, ce n’est pas uniquement parce qu’il est imparfait, vulnérable, fragile, exposé à l’usure du temps, mortel. C’est aussi, peut-être avant tout, parce qu’il fait obstacle à la fluidité, devenue le nouveau Graal à atteindre. Ne plus être entravé par une identité fixe, passer en douceur, à son gré, d’un personnage à un autre, d’un métier à un autre, d’un lieu à un autre, choisir son genre selon l’humeur du moment, n’être jamais assigné à une place immuable, pouvoir toujours glisser de situation en situation, sans buter sur des contours rigides, des frontières infranchissables ou des barrières étanches : voilà sans doute le fantasme de métamorphose le plus actif aujourd’hui. »

La machine parle, du moins, c’est l’impression que nous en avons ; or, elle n’a ni corps, ni collectif, ni responsabilité. C’est précisément là toute la subtile analyse de Monique Atlan et de Roger-Pol Droit d’aider à repenser la parole humaine à partir du corps, des autres, et de notre responsabilité d’être parlant. Il en va, sans doute possible, du visage de la société de demain.
Dans le podcast suivant, je vous proposerai de suivre plus précisément le rapport que font les auteurs entre parole et politique.


Père Laurent Stalla-Bourdillon

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