Dans une récente tribune, la philosophe Chantal Delsol [1] se demandait s’il est encore permis de dispenser un enseignement catholique. Cette question en appelle une autre : qu’est-ce au juste qu’un enseignement catholique ? Peut-être verra-t-on alors que la différence entre « privé-public », n’est pas une confrontation mais une stimulation. Peut-être pourra-t-on sortir des stéréotypes et des idéologies pour revenir à l’essentiel du défi éducatif.
La pensée catholique, bien que minoritaire dans la pensée contemporaine, emporte une série de représentations et de conceptions qui ne se confondent pas avec la vision essentiellement matérialiste de notre époque. Ces différences portent sur la conception de ce qu’est une personne et sur les conditions de son développement. C’est toute une architecture sociale qui repose sur la conscience d’une origine et d’un terme de l’existence et des relations interpersonnelles qui spécifient l’enseignement catholique. Nés inachevés, les êtres humains participent eux-mêmes à leur propre accomplissement en vue de former en eux des dispositions qui les rendent aptes à la vie. La pensée catholique n’appelle pas la vie, ce qui précède la mort, mais ce qui ne peut plus mourir. Dès lors, la pensée chrétienne repose sur une dynamique d’accomplissement, qui fait d’une personne non un vivant qui va vers la mort, mais un mortel qui va vers la vie. La vie sur laquelle la mort n’a plus de pouvoir. Si personne n’est obligé de tenir une pareille perspective, c’est elle qui conditionne toute l’organisation de la vie personnelle et relationnelle.
Il doit être possible dans un établissement scolaire de discuter du sens de l’existence, celui-ci n’apparaissant jamais comme une évidence. Il est au contraire une énigme commune à tous. La soustraction de l’énigme dans le cadre scolaire revient à imposer implicitement que l’existence n’a pas de sens qui mérite qu’on le cherche. Cela implique que cette vie se réduit à l’expérience sensible de tout un chacun. La vie serait la vie du corps seulement. Or, tous les enseignants savent que l’inconnu est le levier le plus puissant des apprentissages. C’est précisément parce que nous sommes devant des énigmes que nos chercheurs déploient leurs talents. C’est parce que la vie est encore pleine de mystères que nous voulons chercher à comprendre, et en comprenant, croire que la vie repose sur un sens heureux. Si la quête de sens disparaît, l’appétit d’apprendre disparaît aussi. Il serait judicieux de se demander si l’épuisement de l’école d’une manière générale, ne tient pas d’une posture où seules les certitudes se transmettent et non le désir de chercher. Car, ultimement, chaque élève doit élaborer pour lui-même, une représentation du sens de sa vie, du monde et de la présence des autres. Autant les enseignants transmettent des connaissances, autant l’élève seul réemploie ces connaissances pour élaborer une parole de sens. Cette élaboration, du latin labora, est le véritable travail d’un élève. La connaissance n’est pas seulement ce qui est mémorisé, mais ce qui est compris. Les enseignants n’ont jamais la main sur ce que leurs élèves comprennent de ce qu’ils apprennent. Cet effort d’appropriation des savoirs vise, dans l’enseignement catholique, non la connaissance seulement mais la sagesse. La scientia doit nourrir la sapientia. La connaissance est ordonnée à la compréhension, et cette dernière implique la pensée critique et le dialogue.
Cette sagesse n’est pas la sagesse produite par la pensée de l’élève mais découverte par lui. Tout comme la vérité qui ne se décrète pas, mais qui se découvre et se trouve, la sagesse en question est ultimement le nom de Dieu. L’enseignement catholique n’a pas d’autre ambition que de rendre aux élèves qui lui sont confiés par leurs parents, la possibilité de relier les savoirs à la sagesse de Dieu. Cela ne se commande pas, cela ne s’évalue pas davantage. Cela se propose. L’enseignement catholique est ainsi une offre différenciée du paysage éducatif français. Il part du principe que l’on ne devient pas plus humain sans Dieu. Au contraire, que Dieu est l’expression de la part mystérieuse de l’humain, qui a du goût pour la vérité, et qui cherche la bonté des choses.
Chaque enseignant dans l’enseignement catholique avance à son rythme sur ce chemin. Il est un témoin d’une quête personnelle et d’une affirmation. Selon la loi de l’incarnation, propre au christianisme, Dieu parle dans ses œuvres, dans sa création et dans ses créatures. Ainsi parle-t-il aussi en chaque élève, en chaque enseignant, fusse-t-il lui-même croyant ou pas.
Cette ouverture sur la transcendance cachée en chaque personne est le pivot de la pensée et de l’éducation catholiques. Elle s’épanouit dans un travail de fraternité et de gratitude envers la création et envers les personnes.
L’enseignement catholique se voit souvent reproché de ne plus être catholique parce que son corps enseignant ne l’est plus lui-même, parce que les élèves n’y sont pas là pour la dimension religieuse, mais la discipline et la rigueur. Il est en difficulté lorsque les bases mêmes de la culture chrétienne manquent aux élèves, à leur famille et aux enseignants. C’est là l’effet de la sécularisation de la société. En effet, « dans la plupart des cas l’école catholique a abandonné l’exigence cultuelle pour se focaliser sur l’exigence éducative » rappelle Chantal Delsol. Mais cela ne le prive nullement de tendre vers son but, qui consiste à aider les élèves à se concevoir autrement que de la manière dont la société matérialiste et consumériste les enjoint à se concevoir. Qu’est-ce qu’éduquer, « educere », sinon de mettre l’élève sur un chemin ? L’être humain n’est ni un animal, ni une machine à perfectionner, il est un être humain. Et l’humain est le lieu d’une révélation du divin. Il en sera même le Temple saint, professe la foi catholique. Fort de son histoire, des divers charismes de nombreuses congrégations, l’enseignement catholique invite les élèves à découvrir que le Christ les précède à l’intime de leur cœur. Il sait qu’il doit se réformer sans cesse, pour sortir de ses errances, pour être fidèle à ses convictions. C’est essentiel. Savoir les proposer ne l’est pas moins. Au fond, l’enseignement catholique conserve précieusement au bénéfice de toute une société, la possibilité de tenir que « l’homme passe l’homme », qu’il ne trouve sa plénitude que dans le don désintéressé de lui-même, et qu’il prépare une société où la fraternité sera la clé de son unité. L’engagement inlassable des enseignants et plus encore des chefs d’établissements fait de chacun d’eux, un joyau de notre pays. Si la mesure salariale ne le leur dit pas, notre estime et notre gratitude peuvent les réconforter et les encourager.
« Éduquer, c’est-à-dire ? Anthropologie chrétienne et éducation », par Louis Lourme, aux Editions Bayard.