En rappelant avec un incomparable talent, qu’il n’y a « pas de jour sans nuit », la philosophe Catherine Chalier [1] offre un élément de discernement sur les errances de la pensée contemporaine. En effet, la pensée contemporaine s’est placée « sous l’égide de l’éloge du jour et de sa luminosité ». Notre époque est bien « fille des Lumières ». Elle prétend « triompher par le logos, de l’ambiguïté tragique jusqu’à prétendre chasser de la cité ceux qui se complaisent à la confusion nocturne et aux ambiguïtés qui persistent dans le jour ». Nous avons oublié la nuit ! (…) C’est vrai d’un point de vue philosophique autant que d’un point de vue physique puisque notre lumière artificielle est devenue une pollution nocturne nocive.
Les philosophies et bien des spiritualités prétendent faire prévaloir la clarté sur les ténèbres. Bien des idéologies contemporaines pensent toujours s’octroyer le monopole de l’éveil et de la jouissance du jour. « Cette prétention à savoir ce qu’est le jour, à se réserver l’exclusivité de sa jouissance ou de ses promesses, revêt diverses figures qui, par leur militantisme radical au nom de telle ou telle idéologie religieuse ou politique – voire les deux ensemble -, font toutes courir de grands périls. Celui qui voit la pleine lumière du jour alors que le soir tombe ou que la nuit s’intensifie, ne guette en effet plus la venue de l’aube, il a oublié la patience et l’attention du veilleur, il s’est enivré du « jour » au point d’être persuadé qu’il a vaincu la nuit. » Catherine Chalier décrit ici les ressorts des idéologies qui gangrènent la vie sociale et politique. Qu’il s’agisse de l’écologisme radicale, du wokisme, des théories du genre, leurs adeptes se croient de part en part illuminés. Ils n’en ignorent que plus sûrement leur propre nuit et ils jugent indispensable de brutaliser ceux qui ne souscrivent pas à leur hégémonie.
« L’impatience de jouir de la lumière, l’enchantement par le jour et la vénération pour un monde donc toute nuit serait dissipée ou pourchassée virent en effet souvent, chez ceux qui s’en font les initiateurs, en une impitoyable détermination à exclure et à condamner, voir en une résolution à éliminer ou à exterminer, et cela en fonction même de l’aveuglement à l’ampleur de leur propre ténèbres. (…) L’obscurantisme devait être vaincu par la raison, par la capacité de penser par soi-même et de façon plus générale, par une autonomie revendiquée comme la définition unique et irréfutable de la liberté ».
« Le choix du vocable de « Lumières » pour désigner cette « sortie » de l’homme hors de la nuit mérite ici attention. Ces « Lumières » qui se lèvent et promettent la plus belle fierté sont en effet celle de l’aube ou celle de midi - jamais celle du crépuscule et encore moins celle de la nuit. (…) C’est en posant que tout - en particulier la nature - est connaissable en droit, par l’intelligence humaine, que les Lumières entendent faire reculer, de jour en jour, l’opacité de la nuit, même si, (…) ces Lumières doivent reconnaître des limites infranchissables lorsqu’il s’agit de s’approcher des questions métaphysiques. Le jour annoncé par les Lumières commence avec l’usage de la raison et de la liberté, il n’émerge pas de la nuit. (…) Derrière la nuit il y aurait donc le jour, non pas celui qu’elle annonce aux veilleurs soucieux d’en guetter les premiers signes, mais le jour caché et opprimé par elle, le jour que ceux qui pactisent avec elle veulent à tout prix empêcher de naître. Derrière ce voile épais de la nuit - constitué par les dogmes religieux, la peur et la crédulité, l’oppression morale et politique -, il y a le jour de la Raison, son regard clair et sévère, incompatible avec toute complaisance à l’obscurité. Il convient de dénoncer l’ombre partout où elle s’attarde encore, d’arracher les derniers pans de cet écran trouble et oppressant que constituent les heures nocturnes, d’oublier même qu’elles donnent à regarder des étoiles et une lune si on lève les yeux, et le jour se manifestera enfin dans toute sa splendeur solaire. (…)
« L’oubli de la nuit ou sa subordination au jour porte toujours une grande violence. Ils enferment dans une fausse alternative car rien n’assure qu’il soit possible de garder le jour si l’on déconsidère la nuit en la confondant avec les ténèbres, la souffrance, l’ignorance, etc. Or, de fait, la nuit ne se laisse pas chasser ainsi, elle demeure, sous diverses formes (…) »
Catherine Chalier rappelle avec justesse qu’il y a des nuits invincibles qui nous viennent à travers « la mémoire des différences qui sont à la source même de la vie : celle des sexes, celle des générations et celle de l’origine invisible ».
« Nul ne peut ambitionner de tourner, purement et simplement, la page de ces nuits-là afin de mieux exalter l’exclusivité du jour. Ces nuits ne cessent de hanter les jours, même les plus lumineux à la façon d’une grande et irrésistible ombre, ultimement envahissante, que le désir humain défie, avec sobriété et raison, mais aussi avec folie lorsqu’il cherche à s’en rendre maître. (…) La présence sensible et immémoriale de la nuit incite à méditer la proximité du plus lointain et du plus obscur au cœur de la création, non comme une épaisseur malheureuse et contingente qu’il faudrait éliminer pour jouir enfin d’un jour vaste et grandiose, mais comme un secret qui fait corps avec celui de la vie (…) »
« Un monde entièrement livré aux lumières - privé d’ombres et d’incertitudes- ce serait un monde terrible. Ceux qui, aujourd’hui encore, plaident la cause d’un tel monde le précipitent très sûrement dans un nihilisme redoutable. (…) »
« Diderot soutint dans sa Lettre sur les aveugles, qu’il est bon de savoir encore passer par la nuit, même quand on croit jouir d’une bonne vue, car cette nuit où l’aveugle palpe ce qu’il l’entoure, avec minutie et exhaustivité - il en va de sa vie exposée à des dangers invisibles et imprévisibles- guide aussi vers la lumière. La cécité s’avère préférable à la prétendue lumière dont tant d’hommes se targuent, sans vouloir reconnaître sa fugacité et s’attarder à ses zones d’ombre. Ce faisant, ils font courir de grands périls aux sociétés humaines car ils désirent d’autant plus imposer « leurs » lumières qu’ils s’aveuglent sur le doute et l’erreur, et souvent aussi sur la résistance de leur propre ténèbres à se laisser éclairer. Or chacun constate que ces ténèbres-là se propagent avec une ardeur militante d’autant plus inflexible que ceux qu’elles habitent les méconnaissent. Les malheurs qu’elles provoquent, surtout lorsqu’elles s’adossent à un pouvoir, ne sont pas moindres que ceux de l’obscurantisme religieux sous prétexte qu’ils reçoivent une justification au nom de la lumière des matérialistes ».
« Or, précisément, (…) d’Alembert et Diderot savaient que nul n’en finit ainsi avec la nuit. Elle est inévitable et il ne faut pas croire à son terme car cette part de nuit - d’ignorance et de souffrance - est aussi une part humaine, celle qu’il faut réduire mais aussi celle qu’il faut supporter, sous peine de folie et de destruction. L’illusion du savoir « total » et des certitudes absolues ne vient pas à bout de la nuit, elle y précipite sans pitié. Les Lumières doivent donc continuez d’éclairer une nuit qui, si elle disparaissait, les rendrait d’ailleurs inutiles puisqu’elles n’auraient plus rien ni personne à éclairer. »
Notes :
[1] Catherine Chalier, « La nuit, le jour » Au diapason de la création, Editions du Seuil, 2009, p. 159-179