En 2002, le sociologue Michel Maffesoli décrivait, non sans justesse, les ressorts du politique [1] dont l’actualité politique en France nous donne une étonnante illustration. Il rappelait qu’on ne peut vivre avec l’autre sans sortir de soi. Et plus récemment le Pape François rappelait dans une formule mémorable que « le temps est supérieur à l’espace », autrement dit que vouloir dominer les espaces politiques conduit à l’échec. A l’inverse, initier des processus dans le temps, est le gage du succès. Écoutons les :
« On oublie en effet trop souvent que le pouvoir est beaucoup plus fragile qu’il n’y paraît » dit Michel Maffesoli. « On le sait, dans l’antiquité, le chef était considéré comme responsable des intempéries, et il le payait parfois fort cher. Il serait fastidieux de reprendre ici tous les faits qui, dans les diverses civilisations, vont dans le même sens. Jusque dans les temps modernes, le fait de devoir, pour un ministre, répondre de tel ou tel dysfonctionnement grave de son ministère, participe certainement de la même structure anthropologique. En fait, le chef ne peut être tel que parce qu’il y a toujours la possibilité qu’il se sacrifie. L’Histoire retentit des fureurs et cris qui accompagnent ces sacrifices. Que ce soit d’une manière rituelle dans les sociétés traditionnelles, ou que cela prenne la forme de la démission, du meurtre, de l’attentat, ou autre procédé violent, la mort du chef vient toujours sceller son destin.
Mais ce destin dépasse la personne en tant que telle. Parfois, la mort sacrificielle ne concerne pas seulement le chef, mais la chefferie en son entier. C’est à ces moments-là que le principe même du pouvoir est mis en question. C’est à ces moments-là que la puissance populaire reprend ses droits, et rappelle que c’est d’elle qu’émane quelque délégation que ce soit, délégation qui, pour perdurer, doit rester enracinée dans cette puissance. A ces moments-là, il convient d’inverser l’adage bien connu, le pouvoir ne vient plus de Dieu, mais du divin social : omnis potestas a populo. Durkheim, Mauss et après eux ceux que l’on a appelés l’Ecole sociologique française, ont montré l’importance du sacrifice dans la compréhension du tout social. Plus précisément, que le sacrifice est cause et effet des grands chambardements sociaux. Il remobilise l’énergie collective, et par là même, recrée un nouvel ethos. Il s’agit là d’une piste connue, quoique assez peu exploitée. En la matière, elle devrait nous aider à comprendre qu’ayant pris conscience de la saturation du politique, la socialité doit décréter une autre éthique publique, et c’est pour ce faire, fût-ce d’une manière inconsciente, que la politique est littéralement mise à mort, sacrifiée. Ce sacrifice pourra prendre la forme majeure du terrorisme, des fanatismes, des prises d’otages, de l’abstention, de la versatilité des masses, des votes de dérision, ou celle, plus subtile, de l’ironie, du sourire ou de la franche « rigolade », suscitée par le spectacle télévisuel du « Bébête Show », il signifie la même chose : l’énergie collective, la force imaginale de l’être se cherche une voie, hors des chemins balisés par le rationalisme de la modernité, tout en maintenant cette exigence éthique qui est à la base de toute société, apprendre à vivre avec l’autre en sortant de soi. »
Dans l’exhortation apostolique, « la joie de l’Evangile », le Pape François suggérait quelques clés pour une politique féconde. Un rappel bien utile en ces temps politiques troublés. « Les citoyens vivent en tension entre la conjoncture du moment et la lumière du temps, d’un horizon plus grand, de l’utopie qui nous ouvre sur l’avenir comme cause finale qui attire. De là surgit un premier principe pour avancer dans la construction d’un peuple : le temps est supérieur à l’espace.
Ce principe permet de travailler à long terme, sans être obsédé par les résultats immédiats. Il aide à supporter avec patience les situations difficiles et adverses, ou les changements des plans qu’impose le dynamisme de la réalité. Il est une invitation à assumer la tension entre plénitude et limite, en accordant la priorité au temps. Un des péchés qui parfois se rencontre dans l’activité socio-politique consiste à privilégier les espaces de pouvoir plutôt que les temps des processus. Donner la priorité à l’espace conduit à devenir fou pour tout résoudre dans le moment présent, pour tenter de prendre possession de tous les espaces de pouvoir et d’auto-affirmation. C’est cristalliser les processus et prétendre les détenir. Donner la priorité au temps c’est s’occuper d’initier des processus plutôt que de posséder des espaces […] Il s’agit de privilégier les actions qui génèrent les dynamismes nouveaux dans la société et impliquent d’autres personnes et groupes qui les développeront, jusqu’à ce qu’ils fructifient en évènement historiques importants. [2] »