Le champ lexical du mal et de Satan vient de surgir dans l’actualité récente lorsqu’un ministre s’est aventuré à évoquer une possible « marque satanique » en cas de victoire d’un opposant politique. Peu avant des parlementaires et des ministres suggéraient que « père » et « mère » étaient interchangeables étant selon eux des constructions sociales. Sans oublier l’évocation par le Président de la République d’un « privilège blanc ». Tout ceci donne à réfléchir sur le niveau de dégradation de la parole dans l’espace politique. Or la « parole » devient toxique lorsque l’esprit est lui-même intoxiqué ce qui n’est pas aisé à percevoir. La « parole » peine à remplir sa fonction : dire le vrai, ouvrir un chemin vers la vérité, la concevoir et en vivre. Afin de comprendre ce dont de tels propos sont le signe, retraçons l’effet des techniques sur nos sociétés et sur la pensée contemporaine.
La disparation progressive de l’essence des choses
La modernité occidentale s’est développée autour du progrès des sciences et de la disqualification du « Dieu invisible ». Le monde réel se réduit à sa visibilité, donc à sa seule matérialité tangible. Les efforts des philosophes depuis Platon et Aristote pour chercher l’essence des choses se sont faits balayés par la simple matérialité des choses. Puisque le monde n’est désormais « que » ce que nous en voyons, il est livré à la volonté humaine d’en disposer, de le recomposer selon les envies d’inventer et de créer. Il n’y a de monde que ce que l’homme en décide et en fait. La possibilité de façonner à sa guise les choses et les vivants sans se soucier de ce que dit leur présence, est devenu le gage de la supériorité humaine et la promesse d’un bonheur à portée de main. A portée de malin devrions-nous dire, s’il est vrai qu’il suggère de reconduire l’être vivant à l’état inorganique. Mais les invincibles aspirations du cœur humain, éternel insatisfait qu’aucun bien possédé ne comble, viennent contrarier ce rêve prométhéen.
Les effets conjugués de la puissance technique, de la voracité économique et de la « dissolution progressive des vieilles formes organiques de coexistence directe entre humains » ont peu à peu fragilisé jusqu’aux idéaux séculiers. L’égalité n’est plus qu’une lubie, la liberté si puissamment fédératrice dans le passé s’évapore dans le capitalisme de surveillance et la fraternité semble devenue impossible. La renaissance des espérances religieuses, même teintée d’un fort individualisme, prouve leur enracinement dans l’âme humaine : la dignité de l’homme et sa destinée restent des invariants de la pensée. En effet, les individus ne peuvent vivre sans horizon métaphysique qui traduit la spécificité de leur nature à la fois matérielle et spirituelle.
La fin de la quête de l’essence des choses n’a pas laissé place à un vide, mais à un existentialisme pur, débarrassé de toute métaphysique. La réduction de l’homme à sa matérialité corporelle accroit la tension psychique en chaque individu. Entre ce « qu’on lui dit qu’il est » et « ce qu’il perçoit intimement qu’il est ou qu’il n’est pas », l’abime se creuse. Cela fait dire au Pape François, qu’« à l’origine de beaucoup de difficultés du monde actuel, il y a avant tout la tendance, pas toujours consciente, à faire (…) des objectifs de la techno-science un paradigme de compréhension qui conditionne la vie des personnes et le fonctionnement de la société. (…) cela signe un réductionnisme qui affecte la vie humaine et la société dans toutes leurs dimensions » (Laudato Si, 107).
Comment l’être humain peut-il n’être que la matérialité de son corps, comment sa pensée peut-elle n’être que la production de son cerveau, alors que la totalité de son être est habitée par une conscience et une capacité à se concevoir lui-même dans une mise en mots, dans un « logos » ? Les hommes ont bâti un récit symbolique qui donne sens à leur vie. Si l’être humain est « matière », il est aussi « esprit », il est « histoire ». Histoire qui constitue le sujet parlant autant que son corps. C’est pourquoi nous sortons d’une époque, qualifiée de matérialisme consumériste, pour entrer dans une nouvelle ère : celle de « l’image-idole » conjuguée à celle du « verbe délirant » de mise en récit de soi. La « mise en image » exhibée à tout bout d’écran, renvoie à l’idéal du « moi » théorisé par Freud. Il s’agit d’une tentative désespérée de réparer le narcissisme perdu de l’enfance, phase où l’enfant est lui-même son propre idéal, brisé par l’imposition d’exigences extérieures.
Ce narcissisme ayant investi le champ de la parole permet à tout un chacun de se raconter et de s’auto-définir selon ses propres catégories mentales. Nous pressentons que cette ère du « verbe » est devenue « délirante ». Le délire appartient au champ de la psychose. Elle se définit, en partie, par un défaut du symbolique laissant la part belle à l’imaginaire, ce gouffre sans fond. Si l’imaginaire n’est ni bordé, ni ancré, ni régulé par le symbolique et le réel, alors apparaît le délire. Même le prestigieux pouvoir des sciences cède la place à la toute-puissance du « verbe », de la parole. Discernons deux exemples particulièrement éclairants.
Les symptômes du « verbe délirant »
D’une part, ce qu’est une personne « est » désormais ce que nous voyons d’elle sur la toile, sur les réseaux, sur ses vidéos. L’explosion des nouvelles technologies permet à chacun de se créer son profil numérique, de se mettre en images, de se construire une identité digitale comme nouvelle identité sociale. Si avec Jean-Paul Sartre, l’essence de la personne s’effaçait derrière son existence, aujourd’hui, son existence même s’efface derrière son apparence. Le nombre de personnes vues sur nos écrans excède déjà de beaucoup le nombre de personnes rencontrées physiquement dans le monde réel. Or la réalité d’une rencontre sans intermédiation technique est la protéine de la vie psychique. En colonisant nos interactions verbales, les technologies ont donc un accès privilégié à notre psychisme qui se raconte constamment « l’histoire » et enfante une parole de sens, une mise en mots et en images de notre vie. Demain, l’identité réelle de la personne réelle comptera-t-elle moins que son identité digitale ? Et qu’en sera-t-il lorsque des avatars numériques, même privés de corps, auront des capacités d’élocution supérieures aux nôtres ?
D’autre part nous constatons aujourd’hui les effets d’une novlangue écraser toute véracité du monde réel. L’expression « novlangue » désigne le pouvoir du langage de se soustraire à toute évidence, et de renommer les choses à son gré. C’est l’autorité de l’arbitraire donnée à la seule volonté du sujet qui parle : « ce qu’est le monde, est ce que j’en dis ». Le réel doit se plier à la façon de le nommer. La culture « woke », ou « cancel culture », selon laquelle un homme peut se sentir et se déclarer femme et réciproquement élimine toute signification ou valeur à une réalité donnée. De même, les prouesses des bio-technologies permettent à la procréation de s’affranchir des doctrines physiologiques classiques. L’union de l’homme et de la femme n’est plus normative pour une naissance. Ce que la science peut faire pour contourner les contraintes physiologiques, libère un langage qui renorme les principes et redéfinit les lois dont les conséquences délétères finissent par constituer un danger. Ainsi, avons-nous compris que le Parlement entérine le fait qu’un père puisse être une mère et réciproquement. Remarquons au passage qu’en matière théologique, nous avons là la définition même de l’entreprise de l’Adversaire, appelé le « Satan » qui trouble l’esprit et trompe par la parole.
L’effectivité pratique des sciences emporte donc une nouvelle normativité que le droit vient consacrer. La tension s’accroit alors d’autant dans la vie psychique des individus. S’il n’y a plus de commun entre les individus, plus de manière commune de se référer au réel, le corps social entre en extrême tension, voire en fusion. En effet lorsque la réalité du réel et la vérité des faits ne sont plus recueillis dans une parole qui énonce le vrai, l’être humain s’intoxique. La saveur du réel et le goût de la vie se perdent. Le plus grand tourment de notre époque ne se situe probablement pas dans la crise climatique, ni dans la crise économique ou démocratique, mais dans un brouillage anthropologique : la perte de conscience de la signification du pouvoir de parler, de la fonction des paroles, de la véritable écologie, comme « éco-logos » et protection de paroles.
Si les nouvelles possibilités biotechniques évincent la nécessité formelle et pratique d’avoir deux parents de sexes différents pour donner naissance à un enfant, elles ne remplaceront pas la symbolicité de cette nécessité physiologique. L’être humain a beau être une biologie, il est aussi et vitalement symbole et parole. Il est dans son essence même d’être humain, une puissance de conception d’une parole qui porte sa vie et le monde entier en lui. En toute personne se tient une parole qui la tient en vie. L’être humain est une « créature-verbe », c’est-à-dire douée d’une aptitude spirituelle, là où les autres sont créatures-animales, créatures-végétales ou encore matière inanimée. Seul l’être humain, conjugue en lui-même deux principes matériel et spirituel. En unifiant en lui les diverses réalités du monde dans un « verbe-logos » porteur du sens, il symbolise et vit de paroles. Nous n’avons hélas toujours pas compris que la technique ne suffit pas à édifier une société, seule la symbolicité peut y aider. Le savoir ne remplace jamais la sagesse qui conserve le contrôle de ses applications. Ainsi le Pape François écrit-il que « la fragmentation des savoirs (…) amène en général à perdre le sens de la totalité, des relations qui existent entre les choses, d’un horizon large qui devient sans importance » (Laudato Si, 110). Le pouvoir de symboliser est la capacité de concevoir du sens. Ce pouvoir appartient en propre à chaque être humain qui oriente sa transcendance vers un horizon de sens, potentiellement commun à tous les membres d’une société. « Beaucoup de choses doivent être réorientées, mais avant tout l’humanité a besoin de changer. La conscience d’une origine commune, d’une appartenance mutuelle et d’un avenir partagé par tous, est nécessaire » écrit encore le Pape François. « Cette conscience fondamentale permettrait le développement de nouvelles convictions, attitudes et formes de vie. Ainsi un grand défi culturel, spirituel et éducatif, qui supposera de longs processus de régénération, est mis en évidence » (Laudato Si, 202). Qu’avons-nous en commun que nous puissions encore partager ? Cette question n’est-elle pas la clé de l’avenir de notre civilisation ?
L’heure des serviteurs du « Verbe de Vie »
Cette question interroge avec force ceux qui croient que le « Verbe de Dieu » est venu éclairer et reformer le « verbe des Hommes ». Ceux qui croient que la vie humaine et la vie du monde se comprennent de manière définitive, complète et sans erreur dans la personne de Jésus. Si les chrétiens ne répondent pas à l’aspiration la plus évidente de notre époque, de nommer, de révéler la grandeur de l’Homme par sa capacité native à concevoir la vérité du monde et de sa vie, avec sagesse, ils tiendront captif le trésor qui leur fut pourtant confié par pure grâce. « La spiritualité chrétienne propose une autre manière de comprendre la qualité de vie, et encourage un style de vie prophétique et contemplatif » explique François (Laudato Si, 222). La qualité de la vie est directement corrélée à la compréhension de la réalité de la vie.
Le livre de l’Apocalypse contient sous le mode des visions inspirées à saint Jean, le récit d’une Bête montant de la mer, ayant dix cornes et sept têtes, avec un diadème sur chacune des dix cornes et, sur les têtes, des noms blasphématoires. Si les cornes et les diadèmes symbolisent l’enflement de la tête et la glorification de la pensée humaine, la mer, d’où sort la Bête, symbolise le potentiel des pensées des hommes, le monde intérieur dans lequel l’homme se conçoit et qu’il doit dominer. Outre que cette Bête semble avoir vaincu la mort et que son pouvoir semble incomparable et invincible, elle se caractérise par sa bouche qui profère des énormités. Elle ouvre la bouche pour blasphémer contre Dieu, pour blasphémer contre son nom et sa demeure, contre ceux qui demeurent au ciel (Ap 13,1-6). Cette vision, pour difficile que soit son interprétation, traduit néanmoins exactement ce dont nous sommes aujourd’hui les témoins : une puissance bestiale est en train de nous raconter n’importe quoi sur ce que nous sommes. Le péril humain le plus grand n’est pas de mourir, mais de croire n’importe quoi et ne plus pouvoir se concevoir correctement. Ce n’est pas la destruction physique de l’humanité qui est à redouter (« le ciel et la terre passeront »), mais la destruction de sa capacité de concevoir le sens authentique de l’existence, comme un don et un appel (« mes paroles ne passeront pas » dit Jésus). C’est l’incapacité de se comprendre comme en chemin vers la plénitude, vers une filiation divine, vers une vie sans mort qui produit dans l’humanité les plus grands drames et l’infinie détresse que rien ne console.
Hommes et femmes ne savent pas qu’ils sont eux-mêmes le jouet de forces qui les traversent et les dépassent. Ils ignorent que toutes leurs aspirations spirituelles, bonnes dès l’origine et destinées à accomplir leur nature, se retournent contre eux lorsqu’elles sont corrompues. L’Humanité a besoin de recevoir à nouveau une parole qui lui rende des horizons de bonheurs et ne soient pas issue de ses fantasmes. Elle a besoin de s’enraciner dans la promesse du Verbe de Vie pour ne pas se laisser emporter par le souffle mauvais d’un pouvoir qui, pour époustouflant qu’il soit, est aussi délirant. Le vrai souffle divin est vivifiant. Il inspire et forme dans l’âme humaine, l’identité définitive de chaque personne humaine. Si devenir chrétien pouvait hier traduire le choix spirituel particulier d’une religion, cela devient aujourd’hui à l’évidence un service commun : devenir vraiment Homme. Une personne chrétienne souhaitera sauver en elle-même ce qui la fait spécifiquement humaine, et deviendra « une vivante parole » pour les autres. Si nous perdons la confiance dans nos paroles, que nous restera-t-il ? Devenir chrétien ne consiste pas à s’enfermer dans une identité extérieure mais à accueillir en soi le « Verbe de Dieu » qui restaure notre propre « verbe de vie ». Le meilleur pour notre société ne serait-t-il pas de voir renaître l’humanisme nouveau révélé en Jésus ? Ce ne seront jamais les sciences qui joueront des tours aux hommes, mais l’absence de sagesse qui les maitrise. Au moyen de ce « verbe » dont chacun est l’hôte, nous concevons un sens, un ordre et donc une sagesse. Ne devrions-nous pas retrouver la passion de la sagesse, et nous convaincre que l’avenir du monde se joue aujourd’hui dans la conception que chaque personne se fait d’elle-même ?