Dans le cadre des rencontres « Médias en Seine, le 1er festival international des médias de demain, Eric Sadin, écrivain et philosophe s’exprimait le 14 octobre 2021 sur les effets des algorithmes et la crise du lien commun.
A partir des évolutions rapides et du recours croissant aux algorithmes, il observe « un changement de statut des technologies numériques ». Les systèmes numériques encadrent de plus en plus nos existences. Or, nous avons du mal à saisir l’ampleur de ce changement.
Nous sommes devant un « système permettant la collecte, l’indexation et la manipulation de plus en plus aisée de l’information à diverses fins ». Ces fonctions à l’œuvre sont aujourd’hui complétées par celles « d’expertiser le réel et de nous dire, souvent en temps réel l’état des choses et de nous recommander des choses à faire en fonction ».
Avec l’intelligence artificielle, les technologies numériques conditionnent nos existences. Elles conduisent à la « marchandisation intégrale de la vie ». Elles permettent « d’interpréter nos comportements via l’usage de nos technologies numériques et aussi formuler des actions à entreprendre ». Le monde économique dispose désormais d’outils capables de nous suivre, de nous coller au corps.
Les nouveaux systèmes numériques bouleversent le monde du travail. La dénonciation des algorithmes masque en réalité notre propre responsabilité dans nos comportements numériques individuels. « L’enjeu est de savoir la place que nous voulons donner au système numérique dans nos existences au quotidien ».
La question n’est pas de savoir si les algorithmes de Facebook, doivent être dénoncés ou changés, mais s’il est pertinent « d’intervenir matin, midi et soir sur les réseaux sociaux, de faire part de nos mécontentements, de nos mal-être ? De qui se moque-t-on ? Qui sait voir l’impact écologique de tous ces posts continuels ? Donc il y a des contradictions dans la société et il y a des questions qui font écran ».
« Cette passion de l’expressivité est une des grandes pathologies actuelles et on voudrait des algorithmes plus vertueux. Chacun aujourd’hui est supposé saisir la vérité à partir de soi, à partir de ses souffrances, à partir de ses désillusions et l’exprimer continuellement. Stade ultime de l’individualisme soutenu par des technologies qui favorisent l’expression continuelle de soi et on voudrait en retour qu’il y ait des algorithmes qui ne nous renvoient pas continuellement à notre bulle, comme si c’était ça la grande affaire. Or je dis que ce point-là, dont nous ne cessons de parler, fait écran à une question bien plus importante. » Pour lui la critique des algorithmes, masque la véritable question qui est l’usage excessif que nous en faisons. En orientant la question sur la nature des algorithmes, nous faisons écran à une question bien plus importante.
Les nouvelles technologies numériques déshumanisent le monde du travail
Le monde du travail en effet est touché par des algorithmes toxiques, en particulier le monde de la logistique bientôt intégrale. C’est-à-dire toute l’économie de la donnée et de la plateforme qui voit des nouvelles modalités de travail où l’intelligence artificielle est à l’œuvre. Elle impose des cadences totalement inhumaines, qui relèvent d’un nouvel esclavagisme soutenu par des technologies numériques. Tous les acquis du monde du travail sont bafoués. Les personnes sont devenues « des robots de chair et de sang totalement encadrés et soumis à des algorithmes qui leur enjoignent des gestes continuellement et selon des rythmes totalement inhumains ». « Je suis surpris, gêné, offusqué, du fait que cela n’engendre pas une mobilisation de la part de la société. C’est un enjeu majeur de la société et c’est totalement sous le radar ».
Comment pouvons-nous retrouver des valeurs fondamentales sur lesquelles nous vivons ensemble, des valeurs communes ? Les enjeux qui nous regardent ne se posent pas du tout en termes de régulation. Eric Sadin pense que c’est une question de modèle de société. L’enjeu actuel est celui de modèle, et même d’une pluralité de modèles de société. Parce que les technologies numériques, bien qu’il soit difficile à le saisir, ont induit une homogénéisation des formes d’existence . Il pense que nous sommes en présence de ce qu’il nomme « une société en silos » qui est en train de se mettre en place, une société en silos en trois grands groupes favorisés par la crise du Covid. Cela est induit par l’usage massif des technologies numériques.
C’est pour Eric Sadin, un enjeu majeur, bien plus important que les algorithmes de Facebook qui nous renvoient à nos bulles cognitives. C’est à l’image de l’individualisation de la société. Il pense que des mouvements profonds dans la société sont à l’œuvre.
Au sommet de ce nouvel ensemble social, qu’il appelle la société en silos, il y aura tous ceux qui vont pouvoir vivre des nouvelles conditions de travail plus ou moins hybrides entre le télétravail et la présence dans les maisons de campagne ou les villes moyennes. Ils pourront s’offrir de nouvelles conditions d’existence tout en profitant des plateformes, des livraisons d’Amazon, et de temps à autre sur leur canapé ou dans leur jardin venir dénoncer les responsables politiques sur Twitter qui n’en font pas assez pour l’écologie.
C’est le premier groupe.
Le deuxième groupe est composé de ceux qui ne peuvent pas être dans le télétravail, ceux qui œuvrent au quotidien dans les restaurants, dans les hôpitaux, et qui sont soumis à des trajets de plus en plus harassants.
Le troisième groupe est formé de ceux qui rendent possible la bonne marche de cette grande mécanique ; ceux qu’il appelle ce monde du « back office », de la logistique intégrale qui est totalement ignoré. C’est le nouveau monde des invisibles qui vivent des conditions de plus en plus difficiles.
Faire du commun semble de moins en moins nécessaire, si on en délègue la responsabilité au monde numérique, des plateformes et des réseaux sociaux. Nous sommes entrés dans l’ère d’un individualisme de masse. Que faisons-nous de ce modèle de société totalement soutenu par les technologies numériques et qui devrait faire l’objet d’une interrogation sur ce que nous voulons accepter ? Avec Eric Sadin, nous pensons qu’il nous faut voir où nous allons et comment nous décidons en société et en commun d’intensifier ce modèle, ou bien s’il est possible de faire valoir toute une série d’autres modèles alternatifs.