« Si les médias ont un rôle si fondamental dans la démocratie, c’est certes pour défendre le lien irréductible entre la citoyenneté et l’information qualitative et gratuite » écrivait Cynthia Fleury dès 2011, « mais aussi parce que le pacte social est par essence un pacte avec la parole » [1]. Une décennie plus tard, la société est mise à l’épreuve des flux de paroles qui ne proviennent plus seulement des « médias » mais de tout l’appareillage technologique par lequel chacun prend la parole. La démocratie court le danger de ne plus trouver d’espace d’élaboration de paroles. La parole est-elle en train de nous échapper, et avec elle, le monde commun ? Gérald Garutti fondait en 2023, le Centre des Arts de la Parole [2], conscient que la première vulnérabilité humaine et sociale se trouve dans la transmission et l’assimilation de paroles toxiques. La place considérable prise par les technologies de l’information dans la vie habituelle des citoyens nous oblige à prendre conscience du double effet de saturation et de sidération qui sont les deux leviers de l’efficacité numérique et médiatique.
On observera que la vie politique en vient à être de plus en plus scénarisée, profitant du développement des nouvelles technologies et des réseaux sociaux. Elle n’échappe pas à l’impératif de se donner à voir sur nos écrans et d’entrer dans la concurrence de l’attention. Ainsi la transformation de la vie politique par les technologies et par les médias s’accélère. La vie politique semble n’exister qu’au travers de la fenêtre médiatique. Tout n’est-il qu’une question de com ?
« Les évolutions des technologies de l’information et de la communication ont considérablement transformé la manière dont les individus s’informent et se forment une opinion sur les enjeux politiques. Les médias traditionnels, tels que les journaux et les chaînes de télévision, cohabitent désormais avec les réseaux sociaux et les plateformes en ligne, créant un paysage médiatique complexe et en constante transformation [3] ».
Les médias dits « traditionnels » sont pris dans un double défi. Celui de la concurrence d’audience entre médias et celui de la concurrence d’influence. Le premier est un défi économique et le second est un défi… politique. Et voilà que les stratégies d’influence des médias rencontrent la vie ordinaire du monde politique. Les temps d’antenne et les messages diffusés entrent en concurrence directe avec la parole politique, elle-même captive « d’une exigence publicitaire qui a contaminé l’ensemble de la communication politique » [4]. Plus encore que le marché de l’attention (avec son versant publicitaire et financier), c’est le marché des représentations qui est en jeu. Il s’agit de travailler sur les convictions politiques des spectateurs et des auditeurs. "Il est loin le temps où chacun assimilait les médias à un contre-pouvoir". A juste titre, Marcel Gauchet préfère le terme de "méta-pouvoir", parce que conditionnant sans cesse les pratiques des pouvoirs politiques et constituant "tant leur infrastructure que leur superstructure" disait encore Cynthia Fleury [5].
Dès lors les chaînes d’information continue usent de stratagèmes dont le plus évident est la dramatisation artificielle en surjouant les enjeux d’une vie politique atone. La répétition, le voyeurisme, la scénarisation, la starisation, la ridiculisation … Il y a longtemps que la vie médiatique a colonisé la vie des personnalités politiques. Elles se confondent désormais avec la vie des peoples du cinéma, de la chanson ou des artistes et des écrivains. Si les marionnettes des guignols de l’info ont été remisées au placard, c’est afin que les personnes réelles assurent le divertissement.
Le paysage audiovisuel et la scène médiatique sont la porte d’entrée dans le psychisme des gens. Les Etats développent leur propre système d’influence au moyen de plateformes numériques, comme ils développent leurs industries de « défense ». La guerre de l’information se déroule chaque jour sous nos yeux et nous y sommes pleinement parties prenantes dès l’instant où notre regard rencontre notre écran de smartphone. « Les images ont un rôle décisif dans cette perspective hégémonique » [6].
Que se passe-t-il lorsque la vie politique migre vers le champ de l’information et des technologies et qu’en retour les magnats de l’information colonisent la vie politique ? Il s’en suit une profonde désorientation de l’opinion, une déception qui entraine une défection croissante de l’intérêt. Il s’ensuit une conflictualité latente et permanente, la perception d’étouffement et une fragilisation des démocraties. Est-ce pour cela que les régimes politiques autoritaires s’ingénient au contrôle de leur médias ? Assurément la question de la responsabilité politique des médias et des technologies est-elle posée. Il serait vain et faux de cacher cette responsabilité derrière une déontologie de neutralité au seul service de l’information.
A l’évidence, la qualité de la vie politique d’un pays se découvre dans la qualité de sa vie médiatique, c’est-à-dire de son éthique, de sa conscience de porter la responsabilité de la respiration du corps social en veillant à servir avant tout la liberté des consciences et non leur formatage, et la vérité des faits et non l’influence des opinions. Des journalistes n’ont pas renoncé à cette mission essentielle qui luttent pour que les sociétés libres vivent de la liberté des paroles et de paroles affranchies des conditionnements algorithmiques.
Formons le vœu dans une perspective idéale que le pouvoir des médias renonce à faire des médias et des technologies de pouvoir. Formons le vœu que ce pouvoir des paroles s’interdise de subvertir le champ politique, et que les forces politiques se tiennent à la hauteur de leur statut d’élus et non d’acteurs, de responsables d’une société où la vie et la mort sont en jeu et non en scène où seules compteraient les émotions et les audiences.
Notes :
[1] Cynthia Fleury Médias et politique : liaisons dangereuses (lemonde.fr) https://www.lemonde.fr/idees/article/2011/06/17/medias-et-politique-liaisons-dangereuses_1537443_3232.html
[2] https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/bienvenue-au-club/reapprendre-a-bien-se-parler-avec-gerald-garutti-7536273
[3] Conférence : Le rôle des médias dans la vie politique | Dauphine-PSL Paris
[4] Dork Zabunyan dans « Puissance politique des images » Ophir Levy, Emmanuel Taïeb, PUF, 2023, p75.
[5] Cynthia Fleury Médias et politique : liaisons dangereuses (lemonde.fr)
[6] Dork Zabunyan dans « Puissance politique des images » Ophir Levy, Emmanuel Taïeb, PUF, 2023, p70.