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Le pouvoir spirituel de la littérature

Passée largement inaperçue dans l’effervescence des Jeux olympiques, la lettre du Pape François sur la littérature mérite notre attention la plus soutenue [1]. Comme le remarquait William Marx, professeur au Collège de France, dans une tribune publiée dans Le Monde [2], ce document est un évènement considérable. S’il fut un temps où l’Eglise catholique s’intéressait à la littérature pour mettre des œuvres « à l’index des livres interdits », François rend à la littérature son rôle incontournable dans le développement humain. Il éloigne la censure et encourage la lecture. La littérature est aussi un chemin vers le divin, pas moins ! En voici quelques précieux extraits.

Pour le Pape, la formation de tout chrétien passe par la littérature et implique la lecture de romans et de poèmes. L’intention initiale de cette lettre était de rendre à la littérature toute sa place dans la formation des futurs prêtres [3], mais François l’élargit à tous. En effet, l’enjeu de l’accès à la littérature est la maturation à la fois intellectuelle et spirituelle de la personne. La lecture ouvre de nouveaux espaces intérieurs qui nous sortent de nos idées obsessionnelles. A l’ère des réseaux sociaux, cette expérience est toujours plus nécessaire. Le Pape François évoque les nombreux effets positifs de la lecture : acquisition de vocabulaire, développement de l’intelligence, stimulation de l’imagination, amélioration des capacités de concentration, aide au discernement. Il définit la littérature comme la capacité « d’écouter la voix de quelqu’un », comme « un gymnase où l’on entraîne le regard à chercher et à explorer la vérité des personnes et des situations en tant que mystère, en tant que chargées d’un excès de sens. [4] »
L’attention portée à la littérature ne relève pas du divertissement, elle est essentielle contre la forme grave d’appauvrissement intellectuel et spirituel. Consacrer du temps à la littérature devient un remède à l’obsession des écrans. Elle donne un accès privilégié « au cœur de la culture et au cœur de l’être humain ». Elle permet « la reconnaissance fructueuse du pluralisme des langages humains, d’un élargissement de la sensibilité humaine et, enfin, d’une large ouverture spirituelle à l’écoute de la Voix à travers de nombreuses voix. [5] »

François propose une analyse très fine de l’apport irremplaçable de la lecture. Il s’agit du temps offert pour développer notre capacité d’élaboration psychique des récits. Il est ainsi possible « d’enrichir et interpréter, d’amplifier avec son imagination, de créer un monde ». L’œuvre littéraire se réalise alors dans le lecteur de manière unique, comme un « texte vivant ». « En lisant les grandes œuvres de la littérature, je deviens des milliers d’hommes et, en même temps, je reste moi-même. (…), comme dans la religion, l’amour, l’action morale et le savoir, je me dépasse, et pourtant, lorsque je me dépasse, je suis plus moi-même que jamais. [6] »

Au fond, le Pape rappelle qu’un unique et même « Verbe de vie » est à l’œuvre dans la littérature ouvrant des perspectives sur la nature propre de l’homme. « Comment pouvons-nous parler au cœur des hommes si nous ignorons, reléguons et ne valorisons pas “ces mots” avec lesquels ils ont voulu manifester et, pourquoi pas révéler, le drame de leur vie et de leurs sentiments à travers des romans et des poèmes ? ». Déjà son prédécesseur Benoit XVI avait rappelé que « la Parole de Dieu nous parvient seulement à travers la parole humaine, à travers des paroles humaines, c’est-à-dire que Dieu nous parle seulement dans l’humanité des hommes, à travers leurs paroles et leur histoire. Cela signifie que l’aspect divin de la Parole et des paroles n’est pas immédiatement perceptible. [7] »

L’Eglise doit toujours résister à « la tentation d’un solipsisme assourdissant et fondamentaliste qui consiste à croire qu’une certaine grammaire historico-culturelle a la capacité d’exprimer toute la richesse et la profondeur de l’Évangile. » Au contraire, seul « le contact avec des styles littéraires et grammaticaux divers permettra toujours d’approfondir la polyphonie de la Révélation sans l’appauvrir ou la réduire à des conditions historiques ou à des structures mentales. [8] »

La culture littéraire sera le meilleur remède à l’intégrisme rampant qui se cache dans la recherche spirituelle de notre époque. La rencontre d’un Jésus-Christ fait chair, un Jésus-Christ qui aime, permet d’éviter l’écueil d’un idéalisme spiritualiste désincarné. C’est là que germent les intégrismes. « Le problème de la foi aujourd’hui n’est pas avant tout de croire plus ou moins aux propositions doctrinales » écrit le Pape. « Il s’agit plutôt de l’incapacité de nombre de personnes de s’émouvoir devant Dieu, devant sa création, devant les autres êtres humains. La tâche est donc de guérir et d’enrichir notre sensibilité. [9] »

Le Pape déplore « notre vision ordinaire du monde, comme “réduite” et limitée à cause de la pression qu’exercent sur nous les objectifs opérationnels et immédiats de notre agir. Même le service – cultuel, pastoral, caritatif – peut devenir un impératif qui oriente nos forces et notre attention uniquement vers les objectifs à atteindre. (…) le risque devient celui de tomber dans une efficacité qui banalise le discernement, appauvrit la sensibilité et réduit la complexité. Il est donc nécessaire de contrebalancer cette accélération et cette simplification inévitables de notre vie quotidienne en apprenant à prendre de la distance par rapport à l’immédiat, à ralentir, à contempler et à écouter. Cela peut se produire lorsqu’une personne s’arrête librement pour lire un livre. [10] »

Le Pape conclut par un précieux rappel : la parole est la nourriture de l’âme ! En partant de la physiologie du corps humain et en particulier de l’acte de digestion (la ruminatio de la vache, comme l’affirmaient le moine Guillaume de Saint-Thierry au XI ème siècle), François rappelle que « la littérature nous aide à dire notre présence au monde, à la “digérer” et à l’assimiler en saisissant ce qui va au-delà de la surface du vécu ; elle sert donc à interpréter la vie en discernant ses significations et tensions fondamentales. [11] » « Le regard de la littérature forme le lecteur au décentrement, au sens de la limite, au renoncement à la domination cognitive et critique sur l’expérience, lui apprenant une pauvreté qui est source d’une extraordinaire richesse. En reconnaissant l’inutilité et peut-être même l’impossibilité de réduire le mystère du monde et de l’être humain à une polarité antinomique vrai/faux, ou juste/injuste, le lecteur accepte le devoir de juger non pas comme un instrument de domination mais comme un élan vers une écoute incessante et comme une disponibilité à s’impliquer dans cette extraordinaire richesse de l’histoire due à la présence de l’Esprit qui se donne aussi comme Grâce : c’est-à-dire comme un événement imprévisible et incompréhensible qui ne dépend pas de l’action humaine, mais qui redéfinit l’humain comme espérance de salut [12] »

« Le pouvoir spirituel de la littérature rappelle en définitive la tâche première confiée par Dieu à l’homme : celle de “nommer” les êtres et les choses (cf. Gn 2, 19-20). La mission de gardien de la création, assignée par Dieu à Adam, passe avant tout par la reconnaissance de sa propre réalité et du sens de l’existence des autres êtres. Le prêtre est lui aussi investi de cette tâche originelle de “nommer”, de donner du sens, de se faire instrument de communion entre la création et la Parole faite chair avec son pouvoir d’illuminer tous les aspects de la condition humaine. [13] »

Notes :

[3François veut que l’on retrouve l’intuition, esquissée par le théologien Karl Rahner, d’une profonde affinité spirituelle entre le prêtre et le poète. « Pour les chrétiens, la Parole est Dieu, et toutes les paroles humaines, portent la trace d’une nostalgie intrinsèque de Dieu tendant vers cette Parole. On peut dire que la parole véritablement poétique participe analogiquement à la Parole de Dieu ». n°24 « L’affinité entre le prêtre et le poète se manifeste donc dans cette union sacramentelle mystérieuse et indissoluble entre la Parole divine et la parole humaine, donnant lieu à un ministère qui devient un service rempli d’écoute et de compassion, à un charisme qui devient responsabilité, à une vision du vrai et du bien qui éclot comme beauté. » n°44

[4n°32

[5n°41

[6n°18

[8Ainsi le Pape François rappelle que l’on ne peut sauver l’écoute de la Révélation sans s’attacher dans le même temps à l’écoute du monde. « Grâce au discernement évangélique de la culture, il est possible de reconnaître la présence de l’Esprit dans la réalité humaine diversifiée, c’est-à-dire de saisir la semence déjà enfouie de la présence de l’Esprit dans les événements, dans les sensibilités, dans les désirs, dans les tensions profondes des cœurs et des contextes sociaux, culturels et spirituels. »

[9n°22

[10n°31

[11n°33

[12n°40 « La littérature aide le lecteur à briser les idoles des langages autoréférentiels faussement autosuffisants, statiquement conventionnels, qui risquent parfois de polluer même notre discours ecclésial en emprisonnant la liberté de la Parole. La parole littéraire est celle qui met en mouvement, libère et purifie le langage : elle l’ouvre à d’autres possibilités d’expression et d’exploration, elle le rend accueillant à la Parole qui s’installe dans le langage humain, non pas lorsqu’il se comprend comme un savoir déjà plénier, définitif et complet, mais lorsqu’il devient une veille d’écoute en attente de Celui qui vient faire toutes choses nouvelles (cf. Ap 21, 5). »

[13n°43


Père Laurent Stalla-Bourdillon

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