« Pile je gagne, face tu perds » est une ruse grossière. Les religions peuvent se regarder de deux façons : du dehors et du dedans. Il n’est pas nécessaire d’avoir la moindre affiliation religieuse pour le comprendre et pour saisir les raisons pour lesquelles les religions existeront toujours tant qu’il y aura des hommes sur terre. Sur la face externe, nous voyons leurs expressions sociales et politiques et sur la face interne, les questions spirituelles et théologiques. Il est alors utile de relever cet étonnant paradoxe : nos élus et responsables politiques semblent tout faire pour justifier généreusement de la présence légitime des religions dans notre société sans jamais se poser les questions auxquelles elles apportent des réponses. Autrement dit, nous installons les religions comme un élément du décor social contemporain, mais nous négligeons de reconnaître le questionnement spirituel qu’elles honorent. De cette illusion contemporaine qui voudrait s’affranchir du théologico-politique, il faut guérir sans tarder. On ne pourra que nuancer les effets du politique sur le religieux et du religieux sur le politique, mais pile et face viennent ensemble. Le pouvoir n’a de considération que pour l’inscription des religions dans le paysage social, et n’oser pas interroger les représentations qu’elles véhiculent. A ne pas tenir ensemble le politique et le théologique, on finit par faire échouer l’un et gangrener l’autre. Ne pas le comprendre serait aussi une manière sourde de taire une autre contribution des religions à l’édification du corps social, par l’esprit et la quête de sens précisément. La France est capable de plus qu’une simple coexistence de communautés muettes et religieusement dociles.
A ne considérer les religions que dans la singularité de leurs expressions sociales, à travers des codes alimentaires, vestimentaires ou des pratiques de prières, on finit par accréditer l’idée selon laquelle elles se réduisent à des régulateurs de comportements, gageant de notre moralité. En cela, elles seront vite rejointes par les injonctions moralisantes du véganisme et des courants nés de l’angoisse écologique. Or, les grandes familles religieuses et les courants spirituels qui nous ont précédés en ce monde - qui dureront après nous-, sont beaucoup plus riches que notre époque ne sait le voir. Elles sont les gardiennes des questions essentielles que nous n’osons plus nous poser au motif qu’une question trahirait notre ignorance. A l’ère des sciences triomphantes, comment admettre que « des découvertes augmentent notre conscience de notre inconnaissance » ?
Avec humilité, le pouvoir politique doit reconnaître que face à la variété de menaces écologiques, technologiques et économiques, il finira par en revenir à la question centrale, l’énigme anthropologique : qui sommes-nous vraiment ? Comment décider de politiques sociales, économiques et environnementales, si l’on ne se pose plus la question de la nature de l’homme ? Or, c’est précisément à partir de cette question que les différentes familles religieuses sont nées. On ne pourra pas vaincre le séparatisme, le communautarisme ou toute autre nom que l’on donne aux sécessions constatées, sans réunir les personnes autour de l’invariant anthropologique qui les précèdent tous : l’arché et le télos, le début et le terme de la vie, sa raison d’être et son but ultime. Sans doute faudrait-il sans tarder nommer ce donné commun présent en chaque personne, pour nous permettre de nous découvrir aussi bien semblables quant au fond que différenciés dans nos expressions culturelles, sociales ou religieuses. La fraternité, le compagnonnage et l’amitié naissent dans le partage d’une parole échangée, qui a d’autant plus de saveur qu’elle est une question : « et toi, que dis-tu du sens de ton existence ? »
Nous vivons et organisons nos sociétés comme si la vie elle-même n’était pas premièrement une énigme à résoudre, comme si la considération à apporter à chaque personne comme mystère n’était plus à la racine de l’humanisme que nous voudrions pourtant voir renaître. Il faut souhaiter plus d’audace à notre Président philosophe pour réussir à restaurer l’unité nationale, l’audace de l’heureux partage des questions essentielles dès l’école. C’est une reconnaissance faciale originelle qui compte vraiment et non celle qui alimente en data les ogres du marché. Car lorsqu’une religion n’est pas honorée pour ce qu’elle porte, elle devient le carburant du communautarisme. Une nation ne prouvera pas l’unité de son corps social par des contraintes juridiques et techniques, mais par sa capacité à reconnaître l’égale dignité de tous les hommes et d’appeler chacun à offrir sa réponse à la question : « que sommes-nous vraiment, si nous ne sommes pas d’abord pour les autres ? »