Dans leur livre « La France sous nos yeux » [1], Jérôme Fourquet et Jean-Laurent Cassely scrutent les grandes évolutions en cours dans notre pays. Ils s’intéressent au chapitre 5 au paysage spirituel français qu’ils décrivent comme un patchwork spirituel. Je vous propose de relever leurs principaux enseignements et de formuler une conclusion personnelle.
Selon un sondage de l’Ifop pour la revue Mission, seulement 49 % des Français se définissent comme étant « en quête spirituelle » et comme réfléchissant « sur le sens de la vie ou à la vie après la mort ». Ce chiffre conduit à poser aussitôt une question : « mais alors que font donc les autres ? » Précisons les nouvelles tendances observables dans notre pays.
1/ Les évangéliques, tout d’abord.
Les différents courants évangéliques (pentecôtistes et néopentecôtistes, charismatiques) rassembleraient aujourd’hui entre 350000 et 600 000 personnes selon les estimations, contre moins de 100 000 fidèles dans les années 1950.
Ce courant religieux, « christianisme de conversion » répond au vide spirituel dont souffre une partie de la population et connaît un développement soutenu. On estime qu’une église évangélique s’ouvre tous les dix jours dans notre pays, qui compterait aujourd’hui pas moins de 2 500 lieux de culte de ce type.
Sa dynamique apparaît dans les grandes agglomérations. C’est spectaculaire en Île-de-France, mais on observe le même phénomène dans la région lilloise, lyonnaise, à Marseille, ou encore à Toulouse. Les banlieues et les quartiers populaires constituent le terrain de développement privilégié de ces Églises. Cette implantation rejoint des communautés diverses comme des populations africaine, antillaise mais également tamoule, indienne, asiatique (vietnamienne et laotienne principalement). On aurait cependant tort de circonscrire le recrutement de ces Eglises aux seules minorités ethnoculturelles. Certains courants évangéliques voient leur audience se développer dans certains milieux populaires blancs et déchristianisés de longue date, comme dans le bassin minier du Nord-Pas-de-Calais, Dunkerque et Calais.
La mouvance évangélique propose trois types de réponses à des besoins dans la société contemporaine. Tout d’abord la liberté de la « self religion ». L’accent est mis sur l’épanouissement personnel et l’expression émotionnelle du « vécu » des fidèles. Cette approche entre en résonnance avec la valorisation de la subjectivité chère à notre société. L’épanouissement personnel revêt parfois une dimension thérapeutique, la conversion étant vécue comme une « guérison ».
Ensuite le courant évangélique fournit à ses membres une vision du monde, un récit donnant du sens à leur existence et à leur engagement.
Enfin, les mouvements évangéliques offrent un cadrage normatif comportant de nombreuses injonctions et interdits, à respecter au quotidien. Ce cadre moral s’accompagne, sur le plan sociologique, de structures d’encadrement (églises, groupes de prières, entraide scolaire, camps de jeunes, groupes de parole et.), permettant d’intensifier le sentiment d’appartenance à un collectif soudé, prévenant et toujours convivial (une place importante étant accordée à la musique et au chant.)
Tous ces éléments témoignent du processus d’américanisation de notre société, en attirant un public croissant à la recherche tout à la fois de réponses spirituelles et de lien social.
2/ L’essor de la culture psy
Sous l’effet combiné de la montée en puissance du règne de l’individu, de la valorisation de la subjectivité et du déclin des grands récits collectifs (religions et idéologies), la psychologie a pris un poids croissant à la fois sur le plan médical, dans le contenu des politiques publiques et dans la vie des Français : le ressenti est la clé de lecture.
Comme tous les changements culturels, l’entrée dans l’ère de la psychologie a commencé lentement puis s’est accélérée à un rythme relativement soutenu.
Flairant l’appétence croissante de toute une partie de la société pour les thématiques liées à la psychologie, des titres comme Psychologies devenu Psychologie Magazine virent leurs ventes multipliées par cinq et atteignirent les 350 000 exemplaires en 2005. Les facultés de psychologie furent prises d’assaut par des cohortes d’étudiants. Le nombre de psychologues a littéralement explosé, passant de 27 000 en 2008 à pratiquement 66 000 dix ans plus tard. Cette croissance s’inscrit en contrepoint de la baisse du nombre de prêtres catholiques en France. La pratique s’est aussi intensifiée, si l’on juge que le nombre de Français qui suivaient une psychothérapie était de 5 % en 2001 et de 28 % en 2013. Le cabinet du « psy » a sans doute en partie remplacé le confessionnal du prêtre, de moins en moins fréquenté…
Chamanisme et ésotérisme gagnent du terrain dans tous les milieux sociaux
Le paysage spirituel est marqué par un autre phénomène émergent : l’essor de la religion ou de la philosophie chamaniques. En France, elle se diffuse à partir de communautés organisées autour de librairies spécialisées, via des festivals ou des stages et séjours de tourisme spirituel à l’étranger ou en France.
La culture chamanique est portée avec un regard bienveillant par le monde de l’audiovisuel et des médias, qui l’installe comme une philosophie de vie dans le paysage spirituel contemporain. Il renvoie au vide spirituel et idéologique laissé par l’effondrement des matrices catholique et révolutionnaire ou communiste. Combler ce vide engage à puiser dans des références spirituelles ou religieuses parfois très éloignées. C’est le cas pour les différents courants chamaniques, dont les racines se situent en Sibérie, en Mongolie ou en Amazonie. Nous sommes en présence du processus d’hybridation. Le chamanisme ayant différentes origines et ne disposant pas d’un dogme et d’une liturgie, il constitue une matière malléable qui se prête particulièrement bien à l’hybridation et à des assemblages philosophiques.
Le sociologue Jean-François Dortier voit « une récupération de cette religion que l’on dit primitive, sous une forme plus personnelle de quête de soi et à laquelle chacun donne un sens particulier ». L’essor des pratiques néo-chamaniques en France confirme la montée en puissance de l’individu.
La sacralisation de la nature s’inscrit dans un courant plus général de retour à la nature, qui s’exprime notamment dans le véganisme ou l’animalisme. Absorption de plantes en décoction, passages dans des huttes de sudation, danses initiatiques au son des tambours en pleine forêt, les rituels chamaniques visent, par la médiation d’un folklore indien, mongol ou sibérien, à entrer en communion avec l’âme de la nature.
Par ailleurs, la croyance dans les envoûtements ou la sorcellerie demeurée cantonnée pendant une longue période revient de façon significative. Pas moins de 28 % des Français déclarent y croire aujourd’hui. Ce regain de popularité de la magie noire et de la sorcellerie a été notamment porté par la pop culture de nombreuses séries.
Ce sont les jeunes générations qui ont été les plus exposées à cet « imaginaire », et c’est chez eux que la croyance dans les envoûtements et la sorcellerie est aujourd’hui la plus répandue.
Ce type de croyances traduit le recul de la raison cartésienne et l’écho grandissant des nouvelles formes de spiritualité. L’occultisme, les traditions ésotériques et la pensée magique veulent se libérer d’un rationalisme scientifique perçus très souvent comme une émanation du patriarcat.
La place du yoga dans le mix spirituel français
L’acclimatation du yoga dans l’Hexagone fournit une illustration de cette tendance de fond. Un Français sur cinq (19 %) et une femme sur quatre déclarent pratiquer le yoga au moins occasionnellement. Le succès du yoga repose sur le triple bénéfice corporel, psychologique et spirituel qu’il apporte à ceux qui le pratiquent. Il procure les bienfaits d’un sport comme la gym ou la course à pied dont il peut être concurrent. Il offre aussi un travail d’introspection à l’instar de l’analyse. Enfin, le yoga possède une dimension spirituelle, il promet l’accès à la transcendance et au sens. Dans une société où le bien-être physique et psychologique sont les attentes essentielles, le yoga a trouvé son espace. La matrice catholique pourvoyeuse de salut s’est éclipsée, signifiant que la question du salut ne se posait plus.
La méditation, qui fait partie intégrante de la culture du yoga, a pleinement participé à son succès. Le psychiatre Christophe André s’en est fait le principal relais et vulgarisateur, offrant à cette technique une crédibilité médicale auprès du public français en l’associant à des objectifs thérapeutiques.
Nous pouvons conclure ce rapide survol en constatant que l’élaboration d’une parole de sens qui fut le pilier de la foi catholique a cédé la place à la gestion du corps, qu’il faut occuper et soigner. Si seulement 49% des Français se posent des questions sur le sens de l’existence, c’est que l’autre moitié a trouvé le sens dans l’utilisation et la transformation de son corps. Sa signification en tant que tel, le fait qu’il nous soit donné, qu’il soit sexué et la perspective de son relèvement de la mort sont sortis du champ de la pensée contemporaine. Au contraire, le corps est ce dont il faut se libérer : par la mort choisie, par la sortie d’une assignation sexuée, par l’augmentation de ses capacités aux moyens des techniques. Par ses tatouages, le corps devient le lieu même où l’individu se singularise. Le ressenti prime. En ce sens, l’essor du corps répond à l’effacement de l’âme qui, il y a peu encore, personnifiait l’être unique que nous sommes. Aujourd’hui l’âme comme principe spirituel n’est plus spécifique à la personne, elle est commune aux plantes, aux animaux, aux hommes et à la terre, tandis que les corps sont divers. C’est le grand renversement du XXIème siècle qui sort d’un monde où les corps étaient semblables, des corps tous faits de la même matière, mais différenciés par des âmes toutes singulières et de différentes natures. La perte de l’âme singulière, de sa destinée, livre le corps à l’obligation de répondre de la totalité du sens de l’existence. C’est ainsi que le paysage spirituel français se redessine non à partir d’un salut et de l’au-delà de la mort, mais à partir de ce que chacun fait de son corps avant la mort. La place du corps va donc durablement marquer les décennies à venir considérant sa mystérieuse beauté, sa fragilité et sa disparition. Le paysage spirituel français s’est transformé pour passer d’une société où les principes religieux s’imposaient sans se discuter à un système où chacun doit pouvoir librement choisir pour lui-même ce qu’il croit, à partir de ce qu’il ressent et non plus à partir de ce qu’il peut espérer.
Notes :
[1] La France sous nos yeux : Economie, paysages, nouveaux modes de vie, Jean-Laurent Cassely et Jérôme Fourquet, Seuil, 2021