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Le pain de la discorde : antisémitisme et jalousie

Après l’attaque de la synagogue de Rouen en mai 2024, la question surgit, une fois encore : pourquoi ? Pourquoi cette multiplication d’actes antisémites en France et en Europe ?

Cette haine meurtrière des juifs est la traduction sociale d’un trouble mental, dont il nous faut tous guérir. Tous ! Car elle révèle d’une faille psychique commune à toute l’humanité. Les juifs sont, dans l’unique famille humaine, les témoins paradigmatiques de cette aspiration en chacun, à communier avec le monde invisible, le monde divin. Le peuple juif porte cette transcendance, dans son nom. Il suscite, par rivalités mimétiques, une jalousie féroce. Jalousie pathologique aux racines religieuses, qu’il est plus que jamais nécessaire de condamner fermement et de combattre par l’éducation et l’étude.

S’il n’est pas possible d’ignorer la nationalité algérienne et la religion musulmane de l’agresseur, il est indispensable d’interroger les causes de cette violence contre les juifs, les causes de l’antisémitisme. Qu’est-ce qui dans des courants islamiques aujourd’hui comme dans le Christianisme hier, conduit à haïr les juifs ?

Abdelwahab Meddeb parlait de « la maladie de l’islam », un ressentiment extrêmement virulent contre notre civilisation matérialiste et jouisseuse. Mais pourquoi cette répulsion pour la liberté, liberté de conscience, liberté de s’accomplir, qui est au fond la traduction de l’appel divin à la ressemblance ?

Il est nécessaire de nous interroger sur cette violence parce qu’elle grandit dans notre univers. Les tensions religieuses sont concomitantes avec la régulation politique des libertés, avec la volonté de contrôler, de soumettre les aspirations des peuples. La violence n’a sans doute pas sa cause dans l’agression d’un autre, mais dans la jalousie de l’autre. Dans un rejet des caractéristiques de l’autre, qui trahit au fond une jalousie.

Avec René Girard, nous savons que la violence entre les hommes est avant tout rivalitaire. Ce caractère rivalitaire est essentiellement combat entre deux rivaux, pour quelque chose et souvent pour une gloire. Il y a toujours un enjeu disputé. Lorsqu’il s’agit de jalouser les juifs, de leur contester leur droit d’exister, la chose disputée est nécessairement religieuse. Elle est une relation à la divinité. Ce fut la jalousie de l’élection divine, du Peuple de l’Alliance, qui alimentait l’anti-judaïsme chrétien et préparait l’antisémitisme génocidaire des idéologies totalitaires modernes. Cette jalousie n’est pas absente des courants musulmans. Elle se transmet avec la folle prétention d’imposer à tous l’imitation de ses propres pratiques. L’islamisme cherche dans la soumission, la source d’une harmonie sociale. Une harmonie fabriquée au prix du sang et non un don reçu de Dieu qui permet de reconnaître en toute personne, un frère, une sœur. En imposant à tous de faire la même chose, on travestit l’unité, on contrefait la paix sociale en ayant mutilé la liberté. C’est précisément la liberté qui est en tout homme, la trace de l’Esprit divin, qui est devenue insupportable à ceux qui s’arrogent l’exclusivité du mode de servir Dieu.

En refusant d’interroger les racines spirituelles des agressions antisémites, la France s’enferme dans un aveuglement terrible. En refusant de donner à sa jeunesse une culture religieuse sérieuse et un esprit critique formé, la France expose sa jeunesse aux idéologies sectaires et fondamentalistes, parfaitement organisées pour user de la puissance numérique.

Sans un effort urgent de formation culturelle et religieuse dans nos écoles, ces questions ne seront pas résolues. Les interdits d’une part et les sacrifices de l’autre, sont des choses étranges que nous ne comprenons plus parce que notre modernité ne les accepte plus. Or, ce sont des invariants anthropologiques que nous ne parvenons même plus à discerner, dans leur version laïcisée. La question du mal est incontournable. Celle de la justice ne l’est pas moins.

Des pulsions justicières gagnent les esprits d’une jeune génération. L’islamisme serait-il le bras armé d’un gauchisme moralisateur, relooké en wokisme, chargés ensemble de venger toutes les victimes d’injustice dans l’histoire ? C’est cette aspiration psyscho-spirituelle, qui rend possible l’alliage baroque des islamistes avec une jeunesse inculte en mal d’idéaux. Les postures religieuses sont ici omniprésentes, mais nous ne savons plus les reconnaître. La figure du bouc-émissaire demeure, trahissant l’archaïsme mental de notre hypermodernité technique. Les meurtres collectifs commis par une communauté entière contre une victime, doit, pense-t-on, permettre de la réunir. Ces meurtres collectifs ont une valeur cathartique et purgative. La lapidation d’hier s’est transposée sur les réseaux sociaux, où les attaques verbales lapidaires sont aussi traumatisantes. Pour que cessent les violences, il faut expliquer qu’aucun meurtre ne réconcilie, que la multiplication des victimes ne permet jamais de se débarrasser de la violence.

Jean-Jacques Rousseau donnait dans les Confessions, une définition saisissante du mal qu’il appelle l’amour-propre. « C’est lorsque les passions détournées de leur objet par des obstacles s’occupent plus de l’obstacle pour l’écarter que de l’objet pour l’atteindre. » « L’amour de soi qui ne regarde qu’à nous, est content quand nos vrais besoins sont satisfaits. Mais l’amour-propre qui se compare, n’est jamais content et ne saurait l’être parce que ce sentiment, en nous préférant aux autres, exige aussi que les autres nous préfèrent à eux, ce qui est impossible ».

C’est l’exact description des ressorts qui poussent l’islamisme à écraser la liberté. Il est incapable de se mettre à la place de l’autre, rongé par l’envie et la jalousie, incapable de reconnaître en l’autre, un semblable. Plutôt tout détruire que de permettre aux autres de vivre heureux. Cette spirale extrêmement dangereuse peut entraîner l’humanité dans l’abîme.

Dans le poème « Le gâteau » [1], Baudelaire a magistralement décrit le mécanisme de la jalousie, qui se déroule sous nos yeux effarés. Une jalousie qui prive de contempler la réalité et la vraie beauté du monde, parce que cette violence diabolique s’est emparée des esprits. Écoutons-le.

« Je voyageais. Le paysage au milieu duquel j’étais placé était d’une grandeur et d’une noblesse irrésistibles. Il en passa sans doute en ce moment quelque chose dans mon âme. Mes pensées voltigeaient avec une légèreté́ égale à celle de l’atmosphère ; les passions vulgaires, telles que la haine et l’amour profane, m’apparaissaient maintenant aussi éloignées que les nuées qui dévalaient au fond des abîmes sous mes pieds ; mon âme me semblait aussi vaste et aussi pure que la coupole du ciel dont j’étais enveloppé ; le souvenir des choses terrestres n’arrivait à mon cœur qu’affaibli et diminué, comme le son de la clochette des bestiaux imperceptibles qui paissaient loin, bien loin, sur le versant d’une autre montagne. Sur le petit lac immobile, noir de son immense profondeur, passait quelquefois l’ombre d’un nuage, comme le reflet du manteau d’un géant aérien volant à travers le ciel.
Et je me souviens que cette sensation solennelle et rare, causée par un grand mouvement parfaitement silencieux, me remplissait d’une joie mêlée de peur. Bref, je me sentais, grâce à l’enthousiasmante beauté dont j’étais environné, en parfaite paix avec moi-même et avec l’univers ; je crois même que, dans ma parfaite béatitude et dans mon total oubli de tout le mal terrestre, j’en étais venu à ne plus trouver si ridicules les journaux qui prétendent que l’homme est né bon ; — quand la matière incurable renouvelant ses exigences, je songeai à réparer la fatigue et à soulager l’appétit causés par une si longue ascension. Je tirai de ma poche un gros morceau de pain, une tasse de cuir et un flacon d’un certain élixir que les pharmaciens vendaient dans ce temps-là aux touristes pour le mêler dans l’occasion avec de l’eau de neige.
Je découpais tranquillement mon pain, quand un bruit très léger me fit lever les yeux. Devant moi se tenait un petit être déguenillé, noir, ébouriffé, dont les yeux creux, farouches et comme suppliants, dévoraient le morceau de pain. Et je l’entendis soupirer, d’une voix basse et rauque, le mot : gâteau ! Je ne pus m’empêcher de rire en entendant l’appellation dont il voulait bien honorer mon pain presque blanc, et j’en coupai pour lui une belle tranche que je lui offris. Lentement il se rapprocha, ne quittant pas des yeux l’objet de sa convoitise ; puis, happant le morceau avec sa main, se recula vivement, comme s’il eût craint que mon offre ne fût pas sincère ou que je m’en repentisse déjà.
Mais au même instant il fut culbuté par un autre petit sauvage, sorti je ne sais d’où, et si parfaitement semblable au premier qu’on aurait pu le prendre pour son frère jumeau. Ensemble ils roulèrent sur le sol, se disputant la précieuse proie, aucun n’en voulant sans doute sacrifier la moitié pour son frère. Le premier, exaspéré́, empoigna le second par les cheveux ; celui-ci lui saisit l’oreille avec les dents, et en cracha un petit morceau sanglant avec un superbe juron patois. Le légitime propriétaire du gâteau essaya d’enfoncer ses petites griffes dans les yeux de l’usurpateur ; à son tour celui-ci appliqua toutes ses forces à étrangler son adversaire d’une main, pendant que de l’autre il tâchait de glisser dans sa poche le prix du combat. Mais, ravivé par le désespoir, le vaincu se redressa et fit rouler le vainqueur par terre d’un coup de tête dans l’estomac. A quoi bon décrire une lutte hideuse qui dura en vérité́ plus longtemps que leurs forces enfantines ne semblaient le promettre ? Le gâteau voyageait de main en main et changeait de poche à chaque instant ; mais hélas ! il changeait aussi de volume ; et lorsque enfin, exténués, haletants, sanglants, ils s’arrêtèrent par impossibilité́ de continuer, il n’y avait plus, à vrai dire, aucun sujet de bataille ; le morceau de pain avait disparu, et il était éparpillé en miettes semblables aux grains de sable auxquels il était mêlé.

Ce spectacle m’avait embrumé le paysage, et la joie calme où s’ébaudissait mon âme avant d’avoir vu ces petits hommes avait totalement disparu ; j’en restai triste assez longtemps, me répétant sans cesse : "Il y a donc un pays superbe où le pain s’appelle du gâteau, friandise si rare qu’elle suffit pour engendrer une guerre parfaitement fratricide !"

Notes :

[1© "https://athena.unige.ch/" Baudelaire, Petits Poèmes en Prose, p. 11 / 47


Père Laurent Stalla-Bourdillon

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