Alberto Manguel, éminent essayiste, romancier et critique littéraire, proposait en 2010, une réflexion sur la « persévérance de la vérité ». Il rappelait que de saint Jean-Baptiste à Anna Politkovskaya, tous ceux qui proclament la vérité s’exposent à la rencontre de leurs bourreaux [1]. Socrate demeure la figure emblématique de la liberté au service de la vérité. Une vérité qu’il accepta de payer de sa vie. Aujourd’hui, la question de la vérité se pose à nouveau avec force face à l’essor des « vérités alternatives ». Deux menaces pèsent sur nos sociétés : la manipulation des faits et l’affirmation qu’il n’existe pas de vérité. Sans un fondement solide, la société vacille, et avec elle, la confiance entre les individus.
« Relevons une des conséquences logiques de cette indifférenciation du vrai et du faux : à proprement parler, la post-vérité ne connaît pas le mensonge. Mentir suppose en effet, d’une part, l’intention de tromper, et d’autre part, l’énonciation du contraire de ce que l’on croit vrai. » [2] Si un Président se plait à dire ce qu’il veut sans aucun égard pour ce qui est, la prétention performative de sa parole laisse dans une consternation profonde. La parole humaine, à moins d’être divine, ne peut jamais être le critère ultime de vérité. La parole humaine s’appuie sur une autorité supérieure pour attester de sa vérité. C’est pourquoi l’on jure sous serment de dire la vérité, on jure sur la Bible ou on prend une personne à témoin.
La vérité est le ciment qui permet aux hommes de vivre ensemble. Toute relation repose sur l’idée que l’autre s’exprime avec sincérité. Sans cela, la suspicion et le mensonge détruisent le lien social. Aujourd’hui, la confiance s’effondre : envers les médias, les politiques, les institutions internationales et religieuses... Les scandales ont érodé la crédibilité de la parole publique, et la manipulation des faits par les nouvelles technologies accentue cette crise. « Aux deux extrémités de notre vie, dans le sein maternel et dans la tombe, nous sommes seuls, mais l’espace intermédiaire est un domaine collectif où nos droits et responsabilités sont définis par les droits et responsabilités de chacun de nos voisins et où chaque faux serment, chaque contre-vérité, chaque tentative de dissimuler la vérité nuit à tous – y compris, au bout du compte, au menteur lui-même. » [3]
Une société vivante doit équilibrer obéissance aux lois et liberté de conscience. L’oubli du rôle social de la vérité expose aux dérives autoritaires. Jean-Paul II rappelait que notre conscience, si elle n’est pas formée, peut se tromper et causer du tort. « L’indifférence envers la vérité est une grave maladie spirituelle. Son origine première est l’orgueil, en qui réside la racine de tout mal humain. L’orgueil conduit l’homme à s’attribuer le pouvoir de décider, comme arbitre suprême, de ce qui est vrai ou faux ; niant ainsi la transcendance de la vérité par rapport à notre intelligence créée, et contestant par conséquent de devoir s’ouvrir à elle, de l’accueillir non comme une trouvaille personnelle, mais comme un don qui lui est fait par la lumière incréée. » (…) le point de départ pour la formation de la conscience morale est l’amour de la vérité. » [4]
« Un vieux dicton anglais affirme : “Truth will out” (“la vérité apparaîtra”) Au-delà de nos fantasmes et de notre logique, au-delà de nos inventions gît la réalité implacable de ce qui est et de ce qui est arrivé, et elle finira toujours par apparaître à travers les innombrables épaisseurs de tromperie. Toute irrationalité ne changera rien, en définitive, à l’implacable vérité qui marque le cours du monde. Rien de ce que l’on peut dire ne peut faire qu’un événement tragique n’ait pas eu lieu. » [5]
La vérité est comme l’air que nous respirons. Un monde saturé de mensonges devient irrespirable. Retrouver le goût de la vérité, c’est permettre à chacun de vivre dans un espace où la parole est un lieu de confiance et non de manipulation. La quête de vérité est une exigence vitale pour notre société. « À cette espérance, il faut un régime de parole en effet, parole pour de bon, parole de santé, parole inquiète de ses effets. C’est le soin pris à la parole et à ce qu’on s’y réserve les uns aux autres qui donne à respirer, qui fait la vie respirable. (…) On pourrait d’ailleurs considérer le mensonge, et tous les parlers faux, comme des maladies respiratoires » [6].
Apprenons donc que la vérité réjouit la conscience et la conforte dans la certitude que ce monde est marqué du sceau d’une merveilleuse rationalité divine. La bonne respiration spirituelle et politique de notre société doit engager chacun à retrouver le goût de la vérité et à redécouvrir toute sa fonction sociale.
Notes :
[1] Alberto Manguel, Persévérance de la vérité, La pensée de midi, 2010, https://doi.org/10.3917/lpm.030.0191
[2] Pierre-Martin Lamon, Le Temps, 16 février 2017 ; Lire en ligne
[3] Alberto Manguel, Persévérance de la vérité, La pensée de midi, 2010, https://doi.org/10.3917/lpm.030.0191
[4] Jean-Paul II, Audience du 24 août 1983
[5] Alberto Manguel, Persévérance de la vérité, La pensée de midi, 2010, https://doi.org/10.3917/lpm.030.0191
[6] Marielle Macé, Respire, Editions Verdier, 2023, p.89