par M. Jean-Luc Marion, de l’Académie française
A l’occasion de la séance solennelle de la rentrée de l’institut de France, le philosophe Jean-Luc Marion, délégué de l’Académie française, a proposé une précieuse réflexion sur le thème de la vie. Son propos rappelle une vérité absolument fondamentale et totalement oubliée de nos jours : la vie n’est jamais quelque chose que l’on possède. La vie ne peut que se recevoir et se donner. On ne la possède jamais comme on possède un objet, une voiture, une montre ou une maison… Alors que les mentalités modernes s’enorgueillissent d’une maîtrise toujours plus grande de la vie, celle-ci paradoxalement ne se possède jamais. Elle se reçoit et elle se donne. Elle se reçoit pour se donner. Quelles conséquences sur notre manière de vivre cette vérité fondamentale aura-t-elle ?
Jean-Luc Marion : « … depuis longtemps, la biologie ne recherche plus la vie dans ses laboratoires. (…) le plus pertinent des récents penseurs de la vie, le plus radical aussi, Michel Henry, a expliqué́ pourquoi : la vie ne peut pas apparaître dans la lumière blanche du monde des choses, parce qu’elle ne relève justement pas de la phénoménalité́ commune ! Elle n’appartient pas au monde patent des choses, mais nous affecte sans nous apparaître. Elle nous reste immédiatement accessible, mais comme dans une nuit où elle se fait sentir, mais jamais voir. Voici bien le paradoxe : alors que tout dans le monde s’ouvre à nous en autant de phénomènes visibles parce que nous y vivons, la vie, qui nous rend tout possible, ne nous apparaît pas dans ce même monde ».
Laurent Stalla-Bourdillon : la vie ne fait pas nombre avec les choses du monde, elle est ce par quoi nous parvenons à voir le monde, à nous voir dans le monde, mais elle ne se confond pas avec le monde.
Jean-Luc Marion : « En un sens, le monde s’ouvre dans la vie, mais la vie ne se trouve nulle part dans le monde. La vie ne se trouve pas plus dans aucun des vivants, (…) le vivant, atteste la vie, mais ne la manifeste pas. N’étant aucune chose, la vie, pourtant à l’œuvre en tout vivant, ne se voit nulle part.(…) Nous avons tous fait l’expérience – et Dieu sait qu’elle nous marque profondément à chaque fois – que regarder ou toucher le corps juste mort, qui jusqu’à l’instant vivait encore. Que lui manque-t-il désormais qui le sépare de la vie ? (…) Il ne lui manque rien, aucune chose n’a disparu : même dispersée ou réduite en poussière, la matière organique reste encore dans le monde. Il ne manque rien, sauf un souffle. (…) Ce souffle n’est pas du vent, mais l’esprit, où soufflait, où souffrait, jusqu’à l’article de sa mort, la vie de ce vivant. » (…)
Second paradoxe : nul n’éprouve être né sans éprouver aussi qu’il ne naquit pas de lui-même, mais que, par une naissance qu’il n’a pas conscience d’avoir vécue, qu’il ne connait donc pas personnellement, il s’est toujours déjà retrouvé d’emblée jeté dans la vie, dans une vie qui l’a toujours précédé. Nul ne naît de lui-même, mais, par son ascendance contingente, provient de la vie antérieure, qu’il ignore. (…) Je ne suis pas cause de moi, et rien de moi vient de moi. (…) Je ne commande pas mon origine ; je n’y assiste même pas (…) Originairement, je reste exclu de mon origine, je me découvre toujours déjà en retard sur moi-même, sur mon propre commencement, aussi inaccessible, imprévisible et irreprésentable que me restera, ma vie durant, l’événement à venir de ma mort.
Vivre signifie, pour moi, que je ne suis pas par moi, puisque je nais. Naître implique non seulement de ne pas être par soi, ni cause de soi-même mais surtout d’advenir comme et par un événement qui se passe sans moi, sans ma conscience, sans que je n’en sache rien. Je me découvre moi-même (…) venant d’ailleurs (…), souvenir d’un événement qui n’a pas eu lieu pour moi, mais qui m’a rendu vivant. (…) Accomplir sa naissance, vivre donc cette vie inconnue et reçue, conduit (…) à ne pas en finir, sans rien comprendre, avec la vie. (…)
Ne plus vivre ne dépend donc pas plus de moi que de vivre. (…) Ma mort n’est pas plus à ou de moi que ma naissance. Et toutes les tentatives fantasmées de produire sa vie comme un objet, donc de me faire cause de soi, ne visent au fond qu’à se fabriquer non certes l’immortalité́, mais un droit de vie et de mort sur sa propre vie. Or, si je ne connais ni ne vois ma naissance, je ne sais pas aujourd’hui ce que je connaîtrai et verrai de ma mort. L’une et l’autre adviennent comme des événements, qu’on ne peut par définition ni prévoir ni provoquer.
Ceci au moins semble acquis : aucun vivant ne se possède ni ne possède sa vie. Entre son début et sa fin, entre temps, dans le temps réel, c’est elle qui nous possède sans que nous puissions jamais la posséder. Concluons donc que, si nous ne la possédons pas, nous ne pouvons que la rendre comme elle nous a été́ donnée.
Donnée, reçue, jamais possédée, ainsi va et nous vient la vie. Je ne peux me la donner justement parce qu’elle m’a été́ donnée, et donnée d’ailleurs. (…) Quel que soit cet ailleurs (hasard, matière, parents, destin ou Dieu, peu importe ici) il ne vient pas de moi, mais moi, je viens de lui.
Que signifie cette donnée ? Il semble au sens commun qu’un don peut, par définition, se rendre. Pourtant, il faut admettre une exception à cette paresseuse évidence : on ne peut rendre la vie. Non seulement parce que nous ignorons d’où elle nous vient vraiment (nos parents eux-mêmes l’on reçue, et ainsi de suite), mais surtout parce qu’elle se donne sans retour. Par les parents elle advient à l’enfant, qui la lui donne, mais ils l’ont donnée sans retour : l’enfant ne rendra jamais aux parents la vie qu’il en a reçue. Et s’il la donne lui-même à son tour, il la donnera à un nouvel enfant, qui ne la lui rendra pas plus qu’il ne l’a rendue à ses propres parents. La vie qui se donne ne se donne pas en retour à celui qui la donne.
Laurent Stalla-Bourdillon : L’enfant ne peut rendre cette « grâce » du don, que par l’expression d’une gratitude. Cette gratitude trouvant sa forme indépassable dans le fait de faire de sa vie, un don pour les autres. Il devient alors pleinement ce qu’il est dès l’origine, un don, et trouve son accomplissement au terme, en se donnant.
Jean-Luc Marion : « Ce don sans retour ni échange se donnerait-il donc à perte ? Non pas, car chaque vie se donne à un autre que son donateur, à un autrui ;(…) La vie se prolonge en ne revenant pas à elle-même. Elle s’interdit donc, en semblant se perdre, tout retour en arrière. Elle ne vise qu’à interdire le retour sur soi (…). Ce qui condamne l’éternel retour comme un fantasme irrationnel, c’est le don à perte, ou plutôt à perte de vue, à perte de vie,(…). Si l’événement de la vie ne cesse d’advenir à une autre vie que la sienne propre, alors le temps ne se boucle pas sur lui-même, mais s’ouvre en et sur une histoire. Toute historicité repose sur le don à perte de la vie. Ce qui définit la tradition : non pas l’immobilité́ de la possession retenue et maintenue, mais l’acte sans cesse répété de la transmission à autrui d’une vie reçue et redonnée. Ainsi rien de donné n’est jamais perdu et même n’est perdu que ce qui ne se trouve pas donné.
Nous commençons à entrevoir le rapport de la vie au temps. Garder sa vie équivaudrait à s’imaginer la posséder au temps présent. (…) Le sens authentique du présent ne vient plus ici du laps de temps coincé entre le passé et l’avenir, mais du présent, autrement dit de ce qui se donne et dont on fait le présent à autrui. Cette transition, cette transmission ou plutôt littéralement, cette tradition du don fait le temps et se fait dans le temps, mais en abolissant l’illusion de posséder un moment stable du présent. Dès lors, qui veut posséder sa vie se fourvoie autant que celui qui voudrait posséder un instant présent, demander à l’instant si beau de ne pas passer. Qui veut posséder sa vie la perd. (…)
Laurent Stalla-Bourdillon : De même quiconque voudrait, parce qu’il aime la musique, interrompre la musique, en perdrait la mélodie.
Jean-Luc Marion : « Autrement dit, la vie ne demeure qu’en s’accroissant dans une autre vie, en se donnant et en donnant la vie. En sorte que le paradoxe évangélique – « Qui trouve sa vie la perdra, et qui la perd en vue de moi la sauvera » (Matthieu 10, 39) – repose déjà sur une loi immanente à la vie : « ...à celui qui a (à donner), il lui sera donné et il sera en abondance. Mais celui qui n’a pas (quelque chose à donner), on lui retirera même ce qu’il a » (Matthieu, 13, 12).
(…) quand je touche une chose inerte, cette chose ne sent pas que je la sens, mais encore je sens ma chair sentant, je suis affecté par ce que que je sens et indissolublement je me sens sentir. Il n’y a pas de sensation d’autre chose sans sensation de soi.
Ainsi toute sensation d’une chose se redouble d’une sensation de douleur ou de plaisir. Ce redoublement de la sensation resterait impossible si, de soi, ma chair ne se laissait affecter ; et cette sensibilité́ intrinsèque de ma chair précède toute sensibilité́ à la chose extérieure. (…) Ainsi, je ne vois ni ma vie ni la vie, comme je vois les choses du monde ; mais je l’éprouve en m’éprouvant moi-même à chaque épreuve d’une chose mondaine. L’affection (de soi par soi) ne se voit pas parce qu’elle n’entre pas dans le monde visible. Pourtant, lorsque je l’éprouve, je m’éprouve immédiatement moi-même, et ainsi j’expérimente ma vie, la vie en moi.
La vie ne me fait donc pas seulement entrer invisiblement dans le monde visible, elle me fait m’éprouver invisiblement mais irréductiblement moi-même. »