Le philosophe Jacques Ellul, disparu il y 30 ans, expliquait admirablement combien le psychisme humain développe des stratégies de défense contre des agressions extérieures. Dans « L’Empire du non-sens, l’art et la société technicienne », paru en 1980, il soulignait combien ce mécanisme existe aussi au niveau psycho-social, c’est-à-dire au niveau d’une société. Ainsi disait-il « l’esthétisme était la réaction compensatoire en face du développement de la société industrielle vécue comme intolérable ». Ce terme compensatoire désigne des comportements visant à atténuer une gêne ou des sentiments de mal-être ou de culpabilité. La société comme entité est sujette à des comportements compensatoires pour dompter un mal qui l’atteint. A l’ère des usines et de l’industrie, « les murs peints sont une protestation contre la grisaille, l’anonymat, l’identique, c’est le miroitement d’une fausse réalité pour oublier l’autre. (…) Il faut reconstruire exactement une apparence de vie, par des moyens totalement artificiels (…) ; l’art permet de vivre par personne interposée et devient un bluff gigantesque. Surtout empêcher de voir le réel en montrant le réel. Mais un réel illusoire et reconstruit, un jeu (…) un ludisme compensatoire » [1] expliquait Jacques Ellul.
Ce ludisme (le jeu) s’est démocratisé à travers l’omniprésence des écrans. La vie est mise en scène sous la forme de « jeux » télévisés. Ce divertissement indémodable a commencé avec les jeux de questions savantes, puis les concours de chansons, puis les émissions de téléréalités faisant sauter jusqu’à la clôture des couvents… La scénographie à l’écran des débats politiques a fini par se confondre avec les émissions de jeux où les candidats deviennent des compétiteurs télévisuels derrière leur pupitre. La logique du jeu a tout vampirisé, et la vie politique est toujours plus scénarisée. Or souligne Jacques Ellul, « le jeu n’est pas l’invention d’un possible nouveau : c’est le refus du seul possible réel. Ce n’est pas une véritable mise en question critique, car cette activité ludique peut être supportée, tolérée sans aucun changement du système, indéfiniment. Les réactions que cela peut produire seront de type épidermique, la mauvaise humeur de gens qui ne sont pas dans le coup ... et c’est tout. Jouez, jouez, de la flûte ou du théâtre, pendant ce temps le béton se poursuit. »
Les prestations télévisuelles des différents Présidents de la République répliquent le jeu « Question pour un champion » sans que soit stimulée la conscience du téléspectateur pourtant appelé à jouer un vrai rôle citoyen. Tous nos écrans participent de mises en scènes permanentes permettant de voir sans concevoir le message réel d’un monde en souffrance. « Les technocrates sont convaincus que le ludisme esthétique est indispensable, et ils sont prêts à le favoriser » écrit Jacques Ellul. « Cependant que ce jeu retransmis par les moyens modernes de communications donne, au second degré, au spectateur, l’intense sentiment de la liberté régnant dans notre société » : on peut tout faire, même un sit-in sur la Concorde ou peindre les murs. Mais ce jeu présente une autre face : l’art ludique est de plus en plus séparé du réel. Pour rejoindre « la vie », il sort purement et simplement de la réalité sociale, tout en prétendant rester révolutionnaire. Mais il s’agit de ce révolutionnarisme redondant et verbalisant, qui atteste seulement l’impuissance à affronter le réel effectif. »
Ces écrits de Jacques Ellul résonnent étonnamment avec la perspective des prochains Jeux Olympiques, qui seront l’évènement mondial et télévisuel de masse de l’été 2024. Cet évènement va-t-il provoquer une compensation ? C’est probable. D’autant que le stress de la préparation des J.O est déjà devenu en soi un spectacle dont il faudra compenser le moment venu. Cette réitération infinie de scénarisations finit par susciter un réel besoin compensatoire dont personne ne peut prédire la forme réelle !
On annonce des J.O de Paris comme le summum de l’art français, mais la réalité profonde du monde de 2024, c’est la croissance de l’emprise technologique sur les sociétés et un monde entré en guerre technologique. Le ludisme des écrans trahit « cette totale vacuité » que déplorait Ellul. Il fuit « un réel que l’on ne peut changer ». L’emprise numérique sur la société accélère le cirque pour distraire les « masses abruties ». Le système technicien élimine le citoyen de la vie concrète. « On ne réalise même plus qu’il y a fuite, on se croit en prise avec le réel ! »
« Qu’est-ce qu’une masse ? » demande Ariane Bilheran philosophe et psychologue clinicienne, dans son remarquable « Psycho-pathologie du totalitarisme ». C’est « une quantité importante d’une matière compacte, sans forme définie. Les individus perdent leur esprit critique et ce qui les singularise, pour s’amasser dans une unité compacte, aux élans irrationnels, soumis à la manipulation de meneurs et de médias de masse. Au sein de la masse, les individus sont dépouillés de la conscience de leur propre identité, ainsi que l’avait déjà précisé Alexis de Tocqueville dans De la démocratie en Amérique. »
« La mise au pas totalitaire » écrit-elle « impose de manière concomitante le choc traumatique et l’idéologie. Le premier enclenche le déni pour le psychisme des victimes, et la seconde propose un autre récit : « Tu n’es pas traumatisé ; c’est pour ton bien ; je vais te sauver ; tu n’as pas vécu ce que je t’ai fait vivre et je vais te raconter une histoire plus jolie, que tu préféreras bien qu’elle soit mensongère, à cette vérité qui te fait souffrir ». L’idéologie, ou discours délirant, est donc le pansement de fortune collé sur la blessure traumatique. [2] »
Ces mots consonnent avec ceux de Jacques Ellul, écrits il y a un demi-siècle : « La technique n’est pas un moyen. Elle est un système complet de moyens coordonnés les uns aux autres et constituant un monde de forces, un milieu intégralement substitué à l’ancien. Un milieu de moyens au lieu d’être un milieu d’organismes vivants. Les objets, les produits techniques ne sont pas reliés les uns aux autres par un lien organique ou systématique : ce que constitue l’univers technique, c’est la corrélation des moyens. Dans le milieu naturel, les fonctions étaient équilibrées, dans le milieu technique, la croissance des moyens est déséquilibrante et explosive. »
Quelle serait la réaction compensatoire de notre société ? La meilleure réaction serait un retour à la question du sens. Anne Bilheran conclut son ouvrage par une belle exhortation à l’expérience spirituelle. « Le système totalitaire » dit-elle « évacue comme superflu la question du sens : ce qui compte, surtout, c’est de rester collé et de ne plus penser. Or le sens nous est donné par notre expérience subjective, précisément, celle qui me sépare d’autrui, celle dont je fais l’expérience en tant qu’individu singulier ; elle s’enracine dans mon vécu intime celui où je suis irréductible à aucun autre. »
« Lorsque le monde existant de la liberté lui est devenu infidèle, la conscience de soi ne se reconnaît plus dans les devoirs en vigueur et elle doit chercher à reconquérir dans l’intériorité idéelle l’harmonie perdue dans la réalité. Quand la conscience de soi a saisi et obtenu son droit formel, il importe de savoir quel est le contenu qu’elle se donne. » Dès lors, le moment totalitaire est l’occasion d’un repli vers l’intérieur de soi pour y chercher ce qui est juste et bon, se mettre en quête de principe, de déterminations. (…) S’il y a une vertu à trouver pour devoir subir une telle épreuve, elle réside sans doute dans cette aspiration à la transcendance retrouvée à l’intérieur de soi » [3] conclut-elle en citant Hegel.
Pour que la fuite vers les écrans et leurs jeux de scènes, ne soit pas ce Pharmakon anesthésiant les douleurs du temps, il faudra retrouver le sens heureux de former une communauté de sens. On ne joue pas en effet avec la vie des personnes. Émerveillons-nous de chaque visage rencontré, accueillons-le comme une grâce et recevons-le comme une responsabilité. Ainsi renaît l’humanité.