Le grand juriste Alain Supiot, professeur émérite au Collège de France, est revenu récemment sur un aspect majeur de notre modernité et de notre modernité technique. Il nous invite à réfléchir aux effets de ce qu’il appelle « la gouvernance par les nombres [1] ».
La gouvernance par les nombres est la tentation de réguler un corps social, une société, par des outils techniques, des calculs, en oubliant qu’une société humaine est d’abord un corps vivant, vivant de la convergence des intelligences et des cœurs, donc des libertés. Là où la confiance règne, là est la paix. La confiance est au principe de toute vie sociale, or nous ne semblons plus trop y croire. Nos relations sont de plus en plus médiatisées par des technologies. Nous nous en remettons à des machines pour réguler et contrôler nos vies. Les relations interpersonnelles qui forment le vrai ciment d’une société se dégradent et c’est finalement la défiance qui monte. La technique même de précisions ne peut nous dispenser d’un effort de convivialité et d’amitié. La confiance ne se remplace pas, sans confiance, une société risque de perdre le fil de l’humain. Or, l’être humain vit de confiance et de coopération entre les personnes.
« La gouvernance par les nombres » explique Alain Supiot « est le dernier avatar de la foi scientiste qui (…) a dominé le monde depuis deux siècles. Identifiant raison et calcul, cette foi conduit à arraisonner les hommes et la nature comme des objets, rendus gérables et manipulables par la découverte des lois immanentes censées les régir. La connaissance de ces lois rendrait progressivement superflu le débat politique, le pouvoir devant être à terme entièrement confié à des techniciens, qui interviennent « à la manière d’un horloger qui met de l’huile dans les rouages d’une horloge ». (…) On passe ainsi du gouvernement à la gouvernance ». Or un vrai gouvernement sait intégrer « la part d’incalculable de la vie humaine (…) ce qui ne peut jamais se réduire à une mesure, c’est la parole par laquelle notre vie prend sens, trouve son sens. « Nous appartenons au monde de la parole » rappelait Hannah Arendt. « Le monde » disait-elle, « n’est pas humain pour avoir été fait par des hommes et il ne devient pas humain parce que la voix humaine y résonne, mais seulement lorsqu’il est devenu objet de dialogue. Quelque intensément que les choses du monde nous affectent, (…) elles ne deviennent humaines pour nous qu’au moment où nous pouvons en débattre avec nos semblables. (…) Nous humanisons ce qui se passe dans le monde en nous en parlant, et, dans ce parler, nous apprenons à être humains. [2] »
Ainsi notre humanité grandit dans et par la parole si bien que nous appartenons aussi au monde de la confiance et de la foi. « La foi est la forme, irréductible au savoir et sans commune mesure avec lui, d’une prise de position de l’homme à l’égard de la réalité. (…) Elle est ce qui donne le sens, fournit une base à la vie humaine, un sens préexistant au calcul et à l’action de l’homme, sans lequel, en définitive, il ne saurait ni calculer ni agir, faute de fondement indispensable. En vérité, l’homme ne vit pas seulement du pain de son activité technique. Il est homme ; il vit de ce qui lui est précisément propre : de la parole, de l’amour et du sens. Le sens est le pain qui fait vivre le tréfonds de son être. Sans la parole, sans le sens, sans l’amour, l’homme sombre dans le désespoir, même s’il jouit du confort et de l’abondance. [3] »
« La lecture seulement marchande du monde, où le domaine du marché s’étend à tout, perd de vue que nous ne sommes pas face à des marchandises, mais à des dons absolument gratuits, comme l’est d’ailleurs notre propre vie » explique encore Alain Supiot. « La gestion des biens doit donc viser un autre but que la rentabilité, le bénéfice. Elle doit permettre l’unité et la paix entre les personnes. Cela suppose de les comprendre comme des biens supérieurs à la simple possession et propriété. Cette propriété (…) est relative car elle court à sa ruine, si la paix ne règne pas. Aujourd’hui la globalisation renvoie chacun à la signification de sa propriété ».
Chers amis, la justice sociale et la paix mondiale ne pourront se développer que par la voie de solidarités nouvelles tissées entre les nations. L’évidence actuelle de notre interdépendance devrait accroitre d’autant la conscience de l’importance de notre cohésion, des nouvelles solidarités, et de cette amitié sociale dont parle le Pape François.
Nous avons compris que dans une société où tout serait contractualisé par la technique, il ne serait plus nécessaire de nous parler, de dialoguer. Là où la vérité est réduite à la seule exactitude de chiffres, il n’y a plus de sens, plus de verbe ni de poésie. Vouloir construire un monde à notre mesure, et songeons au monde virtuel qui vient, serait une vraie humiliation faite à la vie humaine, à notre vie intérieure. Resterons-nous soumis à la tentation de prendre le monde au lieu de le recevoir et de le concevoir ? C’est là une sorte de lutte entre le chiffre et le verbe, entre les calculateurs et les poètes. Plus que jamais notre époque technicienne appelle le réveil et le souffle du poète qui sommeille en chacun de nous.
Notes :
[1] https://www.philomag.com/articles/alain-supiot-le-neoliberalisme-neglige-la-part-dincalculable-de-la-vie-humaine
[2] Hannah Arendt, Vies politiques
[3] Conférence de M. Nestor Turcotte sur « Benoît XVI : sa conception de la foi chrétienne », mai 2005