analyse-decryptage/article/la-numerisation-de-la-vie-des-jeunes-une-question-politique

Service pour les professionnels de l’information

Le service pour les professionnels de l’information (SPI) est dirigé par le père Laurent Stalla-Bourdillon. Ce service est destiné à tous les acteurs du monde des médias.

Contact

26, rue du Général Foy, 75008 Paris
Par email
06 40 08 41 94

Suivez-nous

La numérisation de la vie des jeunes : une question politique

La nette perception des effets néfastes des réseaux sociaux sur les jeunes a conduit le Parlement français à interdire l’usage des plateformes aux jeunes de moins de 15 ans. En créant ainsi une majorité numérique, il entend préserver les plus jeunes d’un danger. Il est rare notons-le, qu’à l’ère de l’idéologie du progrès sans frein, du « tout est permis, tout est possible », qu’un cadre puisse soudainement imposer une limite. La loi encadre des pratiques car au fond l’interdit protège d’une menace. Il s’agit ici d’une double menace à la fois extérieure et intérieure. La menace extérieure consiste dans la puissance des algorithmes et la menace intérieure porte sur la vie psychique des jeunes. En effet, la réalité à protéger n’est pas moins que la santé mentale des jeunes, leur vie intérieure et donc le visage de la société de demain. Au fond, le Parlement vient de poser la question de la numérisation de la vie des jeunes. C’est aussi le titre d’un ouvrage collectif portant des « regards pluridisciplaires sur les usages juvéniles des médias sociaux [1] ».

Il n’est plus possible d’ignorer ou de nier le processus d’enfermement algorithmique des réseaux sociaux. Ces outils permettent de prendre le contrôle de l’attention, de susciter des émotions et des réactions. En jouant sur les circuits neurologiques de la récompense, le phénomène addictif s’installe jusqu’à ce qu’il ne soit plus possible de décrocher. Il s’en suit un phénomène de viralité et des troubles mentaux peuvent apparaître, tels que l’anxiété, l’agressivité, le mal-être ou même les pensées suicidaires. Des tensions familiales se font jour lorsque les personnes ne vivent plus tout à fait dans le même monde. C’est le signe qu’avant tout, nous habitons tous l’univers mental de nos représentations psychiques. En contrôlant ce que vous voyez et entendez, il devient possible de maîtriser ce que vous pensez et comprenez.

Les réseaux cherchent à prendre la main sur la construction des représentations, des attitudes, des émotions et des conduites. Le psychologue Marc Sageman soulignait combien le rôle d’internet est de fournir un contenu et une rhétorique pour alimenter des dynamiques identitaires qui mobilisent des processus de catégorisation sociale. L’impact des médias sociaux se révèle bien au-delà des contenus, dans la manière dont ils sont reçus et interprétés. Cela implique les conditions d’existence des utilisateurs-récepteurs, d’un point de vue matériel, social, culturel et spirituel.
C’est ainsi que les algorithmes des plateformes permettent d’échapper à certains contenus tout en faisant la promotion d’autres contenus. Dès lors, la vision partielle du monde devient aussi partiale. Et si l’on ajoute, que l’écran rend muet, que les dialogues et les discussions se raréfient, l’élaboration critique au sujet de ce que nous comprenons s’appauvrit d’autant. Les algorithmes de recommandation constituent le cœur du système de captation de l’attention. Ces fléaux sociaux sont de très puissantes machines propageant à notre insu des discours ou des contre-discours. La bataille de l’attention n’a d’autre objectif que de conditionner nos représentations, de conquérir notre liberté de penser et ultimement de déposséder les utilisateurs de leur volonté.
Au-delà des enjeux commerciaux, il y a donc un versant politique à l’affaire et les mises en garde sur l’application Tik-Tok en témoignent. « On peut trouver, sur ces médias accessibles à tous, des menaces à l’encontre d’individus ou de catégories professionnelles (responsables politiques, militaires, policiers, journalistes), voire à l’encontre des intérêts nationaux. [2] »
« La collecte massive des données et l’utilisation généralisée d’algorithmes constituent une menace pour la société, la démocratie et in fine le contrat social, qui est pourtant à la fondation de la conception moderne de l’État. En échange d’un service (le plus souvent gratuit), les utilisateurs délèguent alors consciemment ou inconsciemment une partie de leur pouvoir de décision ainsi que la possibilité d’agir sur leurs choix et leurs opinions [3] ».

Le sociologue Romain Sèze a montré le double rôle des réseaux sociaux qui contribuent à l’apprentissage d’une cause en même temps qu’à la constitution des réseaux impliqués dans son succès. Ainsi l’importance d’internet en matière de socialisation militante est majeure. Telle une caisse de résonance, les réseaux permettent le renforcement propagandiste, la mise à disposition de ressources d’informations et la création d’un sentiment communautaire. Les jeunes commencent à s’intéresser à des idées, des idéologies, des activités, même les plus destructrices et absurdes, simplement parce que d’autres personnes s’y intéressent. Rien n’est complètement anodin et sans importance. « Le mode d’action de la propagande repose sur l’activation d’émotions dites « réactives » qui poussent au passage à l’acte » explique Romain Sèze. Des vidéos sensibilisant à une cause activent ainsi les sentiments de colère, de haine, de honte ou encore de culpabilité. En ce sens, les réseaux sociaux déclenchent des « chocs moraux », des réactions très vives percutant la conscience pour « créer un effet d’abime entre leurs valeurs et l’ordre du monde injuste et méprisable. L’émotion générée doit dès lors rendre indispensable un engagement immédiat ».

Il ne faut pas confondre les symptômes avec l’origine des problèmes. L’investissement des médias sociaux est un symptôme et doit être traité comme tel. Car l’origine du malaise est davantage à chercher dans la démission collective de l’engagement au service du bien commun, dans l’affaissement du débat intellectuel, dans la disparition des enjeux de la vie spirituelle. Au fond, nous avons perdu de vue ce qu’est une personne, ce qu’est la nature humaine et ce que sont les besoins fondamentaux de son développement.

Les psychiatres Michel Bénézech et Nicolas Estano ont montré combien « la séduction médiatique (journaux, télévision, internet) et l’influence par autrui qu’exerce une idéologie sont d’autant plus efficaces qu’elle porte sur une personne jeune, réceptive, au « terrain préparatoire » fait de faille narcissique et existentielle ». Nous perdons la main sur les représentations qui se forment dans l’esprit des jeunes, au sujet de ce qu’ils sont et de l’attitude cohérente qu’ils doivent avoir à l’égard des autres et de l’environnement. Les réseaux sociaux sont des fléaux en ce qu’ils conditionnent et transforment les dispositions mentales. En ce sens, ils participent à une emprise psychique. Toute utile qu’elle soit la régulation des réseaux sociaux ne peut être seulement juridique et technique. La société dans son ensemble ne peut faire l’économie d’une réflexion plus profonde sur ce qu’est un être humain et sur la vie d’une société. Le moment est venu de réfléchir aux dimensions affective et spirituelle de la personne et d’affirmer le caractère contingent et souvent toxique de notre environnement technologique.

Internet foisonne de vidéos qui vulgarisent des thématiques marginales. Elles participent à l’hypersexualisation des plus jeunes et à l’hyperconsommation. Cela constitue un défi pour les jeunes dans cette phase de construction identitaire, qu’est l’adolescence. La sociologie de la jeunesse a mis en évidence l’importance des processus d’identification chez les adolescents. Caroline Moulin a montré que les adolescentes se socialisent dans l’entre-soi homolatique, c’est-à-dire dans « ces espaces d’intimité construits entre filles, ou entre garçons, réseaux au sein desquels les adolescents se socialisent entre pairs du même sexe, ajustent leurs pratiques sexuées et les normes qui les régissent, harmonisent leurs goûts, leurs imaginaires et leurs représentations [4] ». Davantage que d’autres tranches d’âge, les adolescentes sont à la recherche de normes à des fins d’identification. Elles peuvent considérer les vidéos comme porteuses de normes, du fait de l’importance de leurs audiences, et du fort impact qu’elles ont auprès d’elles, au niveau de leurs habitudes de consommation par exemple [5]. « Les adolescents cherchent moins à imiter leurs idoles qu’à tester de nouvelles recettes pour acquérir un capital social et chercher les conditions d’accomplissement d’une vie réussie, prônée par les thèses contemporaines du développement personnel [6]. »

Les jeunes doivent trouver leurs propres repères dans un monde où les technologies du numérique les inondent de contenus. Les vidéos constituent alors autant de modèles alternatifs que leurs parents ne seraient plus en mesure de fournir. L’environnement physique se dissout derrière l’écran numérique et la présence au monde est médiatisée par une membrane technique qui filtre, déforme et reforme. C’est pourquoi nous assistons en réalité à la nécessité de repenser tout le modèle de socialisation des adolescents. Le législateur peut tenter d’endiguer le pouvoir des plateformes, il n’a pas le pouvoir de stimuler le réveil intellectuel et spirituel de la société pour affronter ces défis. Chacun doit prendre sa part dans l’usage des outils numériques en connaître les effets, les avantages et les risques. Il est heureux que les réseaux sociaux prennent enfin un tour politique, car il en va de la santé et de la qualité de la vie en société.

Notes :

[1« La numérisation de la vie des jeunes – Regards pluridisciplinaires sur les usages juvéniles des médias sociaux », L’Harmattan, 2019

[3Adrien Tallent , Doctorant en philosophie politique et éthique, Sorbonne Université https://theconversation.com/exploitation-des-donnees-un-changement-de-contrat-social-a-bas-bruit-199038

[4La numérisation de la vie des jeunes, L’Harmattan, 2019, p.73

[5Une étude menée par MTM et Google sur 1430 utilisateurs De YouTube En France en 2015 montre ainsi que 34% des spectateurs de vidéos beauté ont acheté un produit suite à leur visionnage, et que dans 47% des cas la vidéo a aidé à la prise de décision quant à l’achat.

[6La numérisation de la vie des jeunes, L’Harmattan, 2019, p.73


Père Laurent Stalla-Bourdillon

Vous pourriez aimer lire :