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La nouvelle indigence télévisuelle

Le sujet est particulièrement sensible. L’univers des médias est secoué, et très fortement même depuis une dizaine d’années, par l’irruption des nouvelles technologies. La concurrence des réseaux sociaux et le déluge de messages qui les inonde, troublent la qualité de l’information et suscitent des inquiétudes. Cynthia Fleury rappelait que « les médias n’ont pas d’obligation scientifique comme les universitaires, mais ils ont une obligation d’information plurielle, de qualité, prouvée. Ils sont aussi garants de cet accès, pour tous les citoyens, à cette parole-là. [1] » Les médias traditionnels sont dépassés par ces nouvelles agoras, où la parole perd chaque jour un peu plus de son crédit. Cette évolution rappelle l’importance vitale pour les individus et les sociétés de la parole comme facteur d’équilibre relationnelle. Touchez à la parole et tout le corps social chancelle. Que faut-il comprendre de la dégradation de l’information dans une société ?

Hélas, les chaînes d’information en continue, en saturant l’espace médiatique télévisuel, participent à ce trou d’air, et nourrissent le brouillard informationnel. Autrefois les chaines interrompaient leur programme la nuit. Aujourd’hui, elles parlent 24 heures/24 et 7 jours sur 7. Leur principe est simple : tenir l’antenne, en assurant un flux d’informations sur une tonalité dramatisée ou décontractée, mais toujours construite, c’est-à-dire programmée. Toute ligne éditoriale répond d’une intention. L’information, politisée comme jamais, cède le pas à l’invective. L’injonction et la prescription souvent moralisante teintent les paroles. Si une information chasse l’autre, que retenir ? En restant identique sur tous les sujets, le ton des paroles fait disparaître toute hiérarchie des informations. Les drames et les faits divers viennent flatter la mauvaise curiosité, et font perdre l’essentiel. Tous les sujets, traités sans interruption, donnent l’impression d’une désinvolture voire d’un manque de sensibilité effrayant. Il faut éviter trop de pathos qui éloignerait le spectateur. Entre information et divertissement, que choisir ? Le mélange des deux, ou « infotainement », continue à dérouter le public. Des viols de Mazan, au meurtre de Philippine, en passant par les crimes de Gaza, les naufrages de migrants ou les actes antisémites, tout en repassant par la petite politique française ou les résultats sportifs, l’important dans cette information, c’est que rien ne soit important. Rien sinon le clivage des positions. A-t-on des nouvelles de l’enquête sur le petit Emile ? Le sordide confine à l’indécence. Cette machine informationnelle, telle une « déchiqueteuse » est lancée, qui l’arrêtera ?

Les commentateurs abonnés des plateaux, sont invariablement là pour répéter et placer à longueur de semaines, des opinions qui deviennent des poncifs : qu’il s’agisse de la sécurité ou de l’immigration, de l’inclusivité, de la parité, des discriminations, chacun s’efforce de montrer qu’il pense bien. L’écran est le nouveau visage de la rééducation. On ne vous aide plus à penser, on pense pour vous. Tels des forçats du commentaire, les équipes se succèdent pour assurer les commentaires des commentaires, des captures de tweets, des petites phrases… L’expression engloutie l’expertise. L’impartialité s’est envolée. Le clash, on le sait, fait le cash. Le brouhaha de l’information inquiète, la plainte permanente insécurise. Il se mène une bataille des idées, mais sans les idées. Il se mène une bataille de l’attention. L’influence se gagne par l’audience et l’audience par la défiance. L’ogre médiatique se nourrit de tout et de rien, même de petits riens, pour tenir le temps d’antenne. Hélas, tout sonne tellement faux.

La télévision reste, dit-on, un média apprécié des Français. Jusqu’à quand en sera-t-il ainsi, si toute actualité est réduite à de simples faits divers ? C’est la nouvelle indigence télévisuelle. La vie doit rester un fait divers. Ce monde est un fait divers. La crise écologique est un fait divers. Les migrants et les guerres sont des faits divers. Le narco trafic est un fait divers. La mort est aussi un fait divers… La télé divertit et fait diversion. Qui se soucie encore d’une vie ? Qui fera silence, ne serait-ce qu’un instant pour respecter les personnes dont la mort est évoquée à l’antenne… Le silence est le paria des plateaux. La télé enfile les tragédies humaines, mais « the show must go on  » ! Il n’y a pas de répit, il faut du débit. Les chaînes d’informations participent à la ruine de l’écoute et de l’attention. Tout y est factice, on fait mine de débattre, de s’intéresser. Personne n’est dupe. Il ne fait aucun doute que les présentateurs et présentatrices eux-mêmes doivent s’immuniser contre cette banalisation du commentaire. Tout s’accélère. L’information bat au rythme de la seconde [2]. En mode « robots des plateaux », les présentateurs préparent-ils l’arrivée des vrais robots ?

Cette théâtralisation du monde à l’écran où la mise en scène est permanente, ruine toute authentique considération. Tenir l’audience est la clé, pour fabriquer l’opinion. On y pousse des orientations toujours plus politiques. Le spectateur se voit imposé des sujets, tandis que d’autres sont frappés d’interdits. Les débats se polarisent, les postures se figent jusqu’à la caricature. La crédibilité de la parole est progressivement anéantie. Celle des politiques, celles des commentateurs, et finalement celle de tout le monde.
« L’attention d’un public, d’une foule, d’un internaute est mobilisée et sa réaction immédiate provoque ces effets de bascule (tipping point) dans l’état d’esprit d’un public, sur place ou en ligne  » écrit le sociologue Dominique Boulier. «  Une politique des émotions doit être attentive à tous les détails et le propos, apparemment correct sur le plan juridique, mais dit sur un ton agressif, se propagera parce qu’il est agressif, avec toutes les conséquences imprévisibles qui s’ensuivent [3]. » A l’ère des réseaux sociaux, la télévision mute. Elle n’impressionne plus personne, elle suscite une forme de nausée. Il est temps de s’échapper pour respirer.

Marielle Macé, dans son livre « Respirer », rappelle que l’air que nous respirons, est l’air du temps. Il est fait des paroles que nous mettons dans l’espace et que les autres respirent. Information ou respiration ? Aujourd’hui la question se pose. Elle écrit : « La tragédie intime qu’il y a alors à respirer dans un monde irrespirable, c’est-à-dire à participer personnellement d’un air pollué, à savoir que nous avalons puis exhalons des poisons, des discours fumeux, que nous en sommes faits et les faisons circuler, que nous constituons intimement ce monde abîmé et l’aggravons en continu, à coups de rejets et d’échappements de toutes sortes… Car nous ne sommes pas seulement « dans » des paysages pollués et suspects, nous sommes et nous faisons évidemment le paysage pollué. (…) « Il y a des usages de la parole et de la pensée qui vous coupent le souffle, qui vous coupent du souffle. (…) L’environnement, ça regarde en effet tout ce qu’on met entre nous et dans le monde, tout ce qu’on s’envoie, tout ce qu’on fait circuler, jusqu’à la manière dont on se parle donc, la manière dont on souffle et dépose dans l’espace commun la réalité de sa parole. Parler : cette exhalaison qui peut rendre l’air respirable, qui peut ou pas du tout soutenir une respiration collective. » « Voilà, c’est ça : ce qui respire au fond de la parole c’est la fraternité. C’est elle qui nous réclame à grands coups d’air et de dé-solitude [4]. »

Il n’y a pas de fatalité à ce que la parole soit ainsi profanée. Notre éthique de l’écoute et de la parole nous oblige à tenir l’écran à distance. D’autres bonnes ondes sont à capter, le dialogue seul est ferment d’amitié. Le silence est toujours une terre féconde, d’où jaillit la parole qui nourrit.

Notes :

[1Cynthia Fleury – L’Opinion, 28 décembre 2022

[4Marielle Macé, Respire, Verdier, 2023


Père Laurent Stalla-Bourdillon

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