1/ Pouvoir politique et politique du numérique
La défense et la promotion des libertés est la fierté des démocraties occidentales. Liberté de croire ou de ne pas croire au ciel, liberté d’expression, liberté d’entreprendre, toutes les libertés, y compris celle de pouvoir procréer seul, sont conçues comme la condition d’émancipation et d’accomplissement des individus. Elles supposent néanmoins le recours à des technologies qui, tout en facilitant les existences, permet aussi leur étroite surveillance. La liberté d’être libre de surveillance devient de moins en moins possible.
Les sociétés font face à trois types d’autorité de régulation : une autorité de type transcendant, comme le pouvoir religieux imposant sa loi à tous les membres d’une société. Ce sont les théocraties. Une autorité de type politique, où la force de la surveillance régule et élimine les déviants. C’est le cas de pouvoir autoritaire telle que la Chine. Enfin, une autorité qui n’est ni religieuse, ni politique, et qui se targue d’être plus libre. Ce sont les démocraties européennes. Or, ces trois modes de gouvernances sont aujourd’hui dépendants d’un nouveau paramètre extrêmement puissant : l’industrie des technologies du numérique.
La capacité de suivi, voire de rééducation psychique d’une population au moyen des technologies numériques est venue se substituer aux anciennes formes de contrôle de la pensée qui furent en usage au siècle dernier. Les camps d’internement et de rééducation, la contrainte physique d’enfermement ont peu à peu perdu de leur nécessité dès lors que grandissait l’emprise sur le mental des personnes à rééduquer. Le corps peut rester libre de ses mouvements pourvu que l’esprit soit captif de nouvelles normes. Le contrôle des individus se déplace du physique vers le psychique. En maîtrisant ce que les personnes vont assimiler comme types d’informations, il devient possible de contrôler les représentations qu’elles vont se forger au sujet des réalités de leur vie et du monde. « Il y a seulement deux industries qui nomment leurs clients ‘utilisateurs’ : les drogues illégales et les logiciels » [1]. En effet, derrière les nouvelles technologies, telles que le smartphone, tout un système est mis en place afin de tracer et surtout de rendre l’usage addictif par des mécanismes établis par les grands géants des applications et leurs influences sur le biais cognitif. Toutes les formes de régulation sociale (théocratique, dictature, démocratie) sont dépassées par le contrôle « en prise directe » sur les esprits, des représentations par l’effet de l’exposition intense aux flux d’informations, d’images et de sons. Pour contrôler ce qu’une personne pense, il suffit de contrôler ce qu’elle entend et ce qu’elle voit dans la durée.
Seule une volonté de régulation ou d’extermination ethnique (donc physique) rendra encore nécessaire l’internement dans des camps de rééducation, comme c’est le cas pour le peuple ouighours en Chine. Mais pour ce qui est de réinitialiser les schémas de pensées des populations, les nouveaux effets des technologies numériques suffisent. Leur puissance et leur omniprésence dans la vie des citoyens permet de réformer les présentations mentales et d’installer une pensée conforme à la volonté des régimes en place.
2/ La captologie et le conditionnement des pensées
Chez un être humain, tout part de ce qui lui tombe sous les yeux et de ce qu’il entend. L’audition et la vision sont les premières sources d’informations à partir desquelles, il va s’employer à élaborer une représentation cohérente du monde, de sa vie, des autres. En somme, l’être humain élabore du sens à partir de son environnement. Ce sens, spécifiquement humain, porte sur deux aspects. D’une part les moyens de survivre et d’autre part sur la signification de son être-là. L’être humain élabore du sens autant qu’il respire. Son corps respire de l’air, son esprit respire des propositions de sens. Le conditionnement de la perception physique de l’environnement permet le conditionnement de la pensée humaine. Il s’en suit une maitrise des représentations qui vont se former dans son esprit. Nous le savions depuis le mythe de la caverne de Platon, mais nous l’apprenons aujourd’hui à nos dépens, lorsque nous acceptons le conditionnement mental induit par les technologies du numériques. Désormais, rien de ce qui sera lu, vu ou entendu à travers les outils technologiques n’échappera à une intentionnalité particulière. « Si c’est gratuit, c’est vous le produit » est un adage devenu célèbre lorsque les publicitaires ont investi le domaine du numérique. Aujourd’hui, l’utilisateur est davantage une cible. Il n’y a aucun hasard dans l’univers numérique, seulement des algorithmes programmés en vue d’une finalité particulière.
Les écrans se sont considérablement multipliés au point qu’ils captent désormais une part croissante de notre attention lors de nos états d’éveil. Les écrans ne servent plus à voir, ils sont ce par quoi nous sommes vus. Tous les usages sont analysés. Les écrans sont devenus les outils par lesquels nous sommes contrôlés et ne sont jamais des supports neutres. Cela nous renvoie à la notion de captologie, apparue dans les années 1990 aux États-Unis. La captologie se définit par le fait d’utiliser un outil comme moyen de persuasion et d’influence. B.J Fogg en est considéré comme le père fondateur et est un des premiers à avoir compris le potentiel de manipulation des ordinateurs. Aujourd’hui le smartphone est l’outil le plus efficace en termes de captation et de divertissement de l’attention. Il est bien connu que les concepteurs embauchent des neuropsychiatres pour les aider à façonner des mécanismes cognitifs d’addiction. L’ensemble de ces techniques de captation sont notamment racontées par Tristan Harris, ancien employé de Google, au sein du « Center for Human Technology » : d’un côté de l’écran, des équipes composées d’ingénieurs, de spécialistes marketing et de neuroscientifiques experts dans l’art de la captation de l’attention. De l’autre côté, des personnes de plus en plus jeunes et de plus en plus seules, en quête de shoots de dopamine.
A la vision et à l’audition s’est récemment ajouté, le toucher des écrans tactiles qui n’est pas le dernier des subterfuges trompeurs. « Est-ce que si nous touchons l’écran, nous pouvons sentir le chat ? » demande sous forme interrogative la publicité de Dassault Systèmes. Ou encore le slogan d’Apple en 2007 « Touching is Believing » (« Toucher pour Croire ») qui fait directement référence aux écrits bibliques et à l’apôtre Thomas, l’écran tactile comme une sorte d’icône nouvelle, d’objet sacré vecteur de dévotion « Par le tactile, accéder à la vérité ». Une question qui ouvre le champ des possibles à l’expérience sensorielle de la 3D. Ainsi, l’environnement humain est de plus en plus « contaminé » par les supports numériques qui redéfinissent imperceptiblement notre appréhension du réel. Voir la profondeur des paysages, écouter la diversité des sons de la nature et toucher une variété de surfaces développent l’esprit et lui offre une perception naturelle du monde, c’est-à-dire sans intermédiation technique. Ainsi des personnes que nous rencontrons, la rencontre « visuelle réelle » et non « visio-numérique » offre-t-elle une richesse incomparable pour la formation de l’esprit. Hartmut Rosa précisait en 2016 dans la revue Projet ce qu’il entendait par « être dans le monde » : « C’est une question qui remonte à Merleau-Ponty : nous sommes toujours placés dans le monde et nous nous connectons à lui. Aujourd’hui, nous cherchons à mettre le monde à notre portée, à le rendre disponible et à le contrôler, notamment avec la science et la technologie. Mais c’est cette « posture prométhéenne » (Herbert Marcuse) qui peut mener à l’aliénation. À l’inverse, des moments de résonance, où le monde vous touche, sont possibles. Ces moments ont toujours un potentiel de transformation. Ils constituent, selon moi, la vie bonne » [2].
3/ Vers une préservation des capacités spirituelles
L’environnement naturel n’est pas seulement une ressource à protéger de l’exploitation prédatrice des acteurs du monde économique. Il est une ressource à exploiter sans mesure par l’analyse des sens, de l’observation, telle une matière première pour la vie de l’esprit et finalement la compréhension de la vie. A la connaissance par l’expérience sensible d’une réalité matérielle doit s’ajouter une connaissance par l’effort de signification, de symbolisation. En effet, la vérité d’une chose n’est jamais dans la chose en tant que telle, mais dans l’intelligence qui en conçoit la signification, qui en perçoit la finalité ultime. La signification d’une chose ressort toujours d’un jeu de relations (les 4 causes d’Aristote). Ainsi, un sac de pommes de terre de 5kg n’a – en soi - aucune autre signification que d’être factuellement un sac pesant 5kg. On accède à la signification du sac de pommes de terre au-delà de sa matérialité, lorsqu’on l’inscrit dans une origine et une finalité : le don d’un agriculteur pour des personnes en situation de précarité. C’est dans cette trajectoire relationnelle, que le sac de pommes de terre devient plus que la somme des particules que composent l’ensemble des pommes de terre. Ainsi ce qu’est l’homme ne peut se définir seulement par l’étude de ses composés corporels. La définition de l’homme doit encore inclure, ce que la personne dit d’elle-même, et sur la possibilité de la situer dans une dynamique d’accomplissement et de finalité. Les technologies prennent le pouvoir lorsqu’elles orientent la perception de ce que nous sommes. L’existence humaine appelle aujourd’hui une préservation des capacités spirituelles des personnes. Si nous partageons tous un même espace physique, chacun vit à l’intime d’un univers de sens, dont il est l’auteur. Cette liberté spirituelle mérite d’être attentivement protégée.
Notes :
[1] Edward Rolf Tufte, né en 1942 (Kansas City, Missouri, États-Unis) est un professeur de statistiques, d’informatique, de design de l’information et d’économie politique à l’Université Yale. Il a été décrit par un article du New York Times du 30 mars 1998 comme le « Léonard de Vinci des données ».