L’Intelligence Artificielle (IA) dite « générative » interpelle et inquiète la société. Qu’elle produise des textes, des images ou des voix, cette nouvelle créature technologique n’est qu’un blast ou effet de souffle supplémentaire de la bombe informatique. Bombe déjà ancienne dont les effets semblent toujours nouveaux... Dans son essai, La Bombe informatique [1], paru en 1998, le philosophe Paul Virilio proposait une critique frontale du cybermonde. Il prédisait que les conflits du futur seraient avant tout des guerres de l’information . « Après la bombe atomique et la mise en œuvre pendant quarante ans d’une dissuasion nucléaire généralisée, la bombe informatique qui vient d’exploser exigera très bientôt l’instauration d’un nouveau type de dissuasion, sociétaire celui-là, avec la mise en place de « coupe-circuits automatiques » susceptibles d’éviter la surchauffe, voire la fission du noyau social des nations. »
Ce noyau social des nations est très précisément en train de céder sous la pression des nouvelles technologies. L’outil numérique donnant une maîtrise inédite de l’image et du son, de la mise en scène et de la parole, vient perforer l’espace sacré des consciences et investir le champ des représentations. La façon débridée et irrationnelle dont nous concevons désormais nos vies et celle du monde atteste de la fission du noyau social des nations. L’unité vole en éclat. Nous ne nous comprenons plus… ni entre-nous, ni nous-mêmes.
Dopées ou droguées aux technologies de l’information, les nations ne disposent pas de ces coupe-circuits automatiques permettant d’éviter la surchauffe. La séduction qu’opère les technologies est si puissante, qu’elle emporte leur adoption sans réflexion. L’individualisme technologique fracture une société. Il élimine la perspective de penser un monde commun. Nous le voyons aux Etats-Unis et nous pressentons bien que quelque chose d’une fragmentation de l’opinion apparaît sous nos yeux. « L’abîme se repeuple » écrivait Jaime Semprun en 1997, voyant que « les hommes ne sont plus que les parasites des machines qui assurent le fonctionnement de l’organisation sociale ».
Paul Virilio pressentait lui aussi que « la révolution technique (…) est sans doute, plus qu’un drame, elle est une tragédie de la connaissance, la confusion babélienne des savoirs individuels et collectifs. » Cette affirmation mérite que l’on s’y arrête un instant tant elle est juste. Avec la diffusion massive de paroles artificielles et la virtualisation du monde, nous avons à faire à une « science de la disparition de la vérité ». La réalité objective disparaît, provoquant ce que Paul Virilio nomme « tragédie de la connaissance ».
La catastrophe redoutée n’est pas tant une destruction physique du monde, du type explosion atomique, mais la disparition de la capacité rationnelle et psychique de penser le monde. C’est que l’intelligence pour s’exercer, doit rencontrer le réel et l’interpréter. S’il n’y a plus de monde réel et objectif, s’il n’y a plus de réalité sensible, il n’y a plus de raison d’en appeler à notre raison pour la comprendre, et partant, pour nous comprendre nous-mêmes. Les mots eux-mêmes sont rendus inutiles pour rejoindre un réel évaporé. « Les mouvements qui se trament dans le langage sont la plupart du temps les symptômes des transformations sociétales en cours » [2]. On se contentera d’impressions sensorielles brutes car le monde en lui-même n’a plus d’importance… Dans ce flux des images et des paroles, l’homme oublie qu’il se fait en se pensant. Il oublie qu’il doit encore se concevoir lui-même par la pensée et ne pas se contenter d’exister. Tel semble être le combat spirituel du siècle ! L’existence humaine devient errance s’il perd la clé de son essence. L’homme est un « logos », un verbe, il s’accomplit lorsqu’il s’énonce et se raconte. C’est l’anthropo-poïesis, la fabrique de l’humain [3] !
Nous assistons à la naissance d’un régime nouveau, une sorte de « pathocratie » où l’émotion et la sensation énoncent la vérité dernière, la sienne propre. Le pur ressenti personnel supplante la raison commune et la compréhension partagée.
A mesure que le réel s’en va, il n’y a plus de raison de le décrire et la parole se délite. Englouti par ce nouveau régime de l’image, le discours se perd ou se doit d’être spectaculaire, purement télévisuel et provoquant. Jusqu’où regarder les écrans stérilise les pensées ? Jusqu’où l’attention est-elle consumée de sensations et saturée de ressentiment ?
En même temps qu’il se découvre boulimique, le corps social vit une crise de foie par le caractère indigeste des informations, et une crise de foi, conséquence logique incapable d’assimiler ce qui lui fait du mal. Le phénomène de l’emballement médiatique ne laisse aucun repos tant l’« élévation du niveau d’exposition médiatique à force de mots, d’images et de sons jouent sur la sensibilité sensorielle et émotionnelle des publics [4] ». Nous assistons à une « intensification du détail et de la couleur, ce bombardement d’images qui remplace désormais les mots », comme le disait Ray Bradbury [5].
« Nous avons glissé inconsciemment » écrivait Paul Virilio, « de la pure technologie à la technoculture et enfin, au dogmatisme d’un technoculte totalitaire où chacun se trouve pris au piège non plus d’une société, de ses lois ou de ses interdits, moraux, sociaux, culturels, mais de ce que justement ces siècles de progrès ont fait de nous, de notre propre corps » [6]. Cette immersion dans une culture inorganique - parce que technologique – agit comme un bloqueur de maturité. Elle induit même une forme d’immaturité. En effet l’homme n’accède à la maturité qu’en raison de son logos, de sa sagesse, tandis que la machine « performe » en efficacité, en prouesse, ignorant l’idée même de devenir et de maturité. L’emprise du monde techno-numérique provoque une indéniable régression infantile des sociétés. L’existence ne se comprend plus que de façon ludique puisque tout dans l’environnement s’identifie désormais à un jeu, un jouet.
La vie parlementaire et plus largement la vie politique subissent les effets du piège de la mise en scène de soi, pour communiquer et se donner à voir en temps réel. Notre environnement technologique et notre immersion dans l’univers connecté, produisent « des troubles hyperkinétiques, des disfonctionnements du cerveau qui engendre une activité décousue, de graves troubles de l’attention, de brusques décharges motrices incontrôlables » [7].
De toutes les métamorphoses contemporaines que provoque « la bombe informatique », la fission du noyau social, constitue le défi majeur. Nous devons faire l’effort de penser ce qui permettra de réaliser malgré tout l’unité de la société. Et même si la bombe informatique fait régresser l’ego au stade narcissique, nous devons rappeler que l’être humain n’existe qu’en devenir et doit s’accomplir. Il nous faut prendre le temps de l’écoute. Seule la qualité de l’écoute, de la rencontre, de la présence au monde, de l’attention aux personnes s’offre comme rempart à l’insensibilité contemporaine. Soignons donc notre écoute, soignons-nous dans notre écoute. Le relèvement de la déflagration numérique passe par l’empathie pour le drame existentiel auquel nul n’échappe. Au commencement était le Verbe, et au terme sera le Verbe, car le Verbe est le terme même.
Notes :
[1] Nancy Dolhem https://www.monde-diplomatique.fr/1998/12/DOLHEM/4220
[2] Maylis de Kerangal, A mort la fin de vie, Libération du 20 avril 2023, https://www.liberation.fr/culture/livres/a-mort-la-fin-de-vie-par-maylis-de-kerangal-20230420_SWU4I2BH45HFVD6EHWS3YFX3KI/
[3] Michel Lacroix, « Parole toxiques paroles bienfaisantes », Ed Robert Laffont, 2010
[4] « Le traitement médiatique d’évènements phare de l’actualité », Éducation Nationale, Isabelle Dumez, Réseau Canopé, CLEMI. https://www.reseau-canope.fr/je-dessine/le-traitement-mediatique-devenements-phare-de-lactualite.html
[5] Ray Bradbyry, auteur de Fahrenheit 451 (1953)
[6] Paul Virilio, La bombe informatique, Galilée, 1998, p. 48
[7] Paul Virilio, La bombe informatique, Galilée, 1998, p. 47