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L’irrésistible déferlante numérique du faux

Le mot anglais « fake » est maintenant entré dans le langage courant. Si nous ne prenons plus la peine de le traduire, c’est que nous avons dépassé la phase d’accoutumance au « fake ». Fake signifie faux, artificiel. Les « fakenews » ou « fausses nouvelles » participent de la désinformation tandis que les « deepfake » détournent des images, des vidéos, des voix et même du texte, afin de produire des scènes et des discours totalement faux. Est faux ce qui est sans base réelle. Un deepfake est une vraie production numérique, un vrai objet social mais sans fondement réel. De par sa nature l’homme cherche le vrai, mais étrangement il produit du faux. Nous connaissions les faussaires et leurs parfaites reproductions, nous connaissions les contre-façons d’objets de luxe notamment, nous découvrons à grande échelle avec les outils numériques une nouvelle espèce de faussaires. Aucun système juridique à ce stade ne s’est sérieusement penché sur les conséquences sociales de cette industrie. Il le faudra pourtant et sans tarder car nous allons vite découvrir les conséquences sociales du faux sur la vie psychique. Mais avant toute décision, le législateur doit comprendre ce qui est en train de se jouer. C’est ce que nous voudrions évoquer dans cette note.

Commençons par rappeler qu’un être humain est une créature qui se raconte elle-même. Elle se construit une identité narrative dans un récit à partir de ce qu’elle voit, de ce qu’elle entend et de ce qu’il vit. L’homme répond d’une obligation de donner du sens à son existence. C’est pourquoi en toute personne se tient une parole de sens qui la tient en vie. Cette parole qui rend compte du sens que chacun parvient à donner à sa vie, à ses épreuves et peut-être même d’un au-delà de la mort. S’il n’est pas créateur de sa propre vie, l’être humain est mû par la nécessité de s’accomplir. Il est doué d’une inclination naturelle à créer, à accomplir sa vie. Il est habité par un désir de créer du vivant, d’animer des créatures, fussent-elles seulement numériques. On voit poindre ici la tentation démiurgique d’être « comme des dieux », créant un monde artificiel. Ce bref rappel conduit à comprendre combien nos impressions, notre sensibilité conditionnent notre compréhension des choses.

Une résurrection des morts commerciale

L’apparence était parfaite lorsque le lundi 2 mai, les téléspectateurs ont vu la chanteuse Dalida comme ils ne le l’avaient jamais vu. Pour l’œil humain, il n’était pas possible de distinguer le faux du vrai. L’image de synthèse donnait l’illusion d’une personne réellement là en train de discuter avec le présentateur Thierry Ardisson. Tant de détails emportaient l’adhésion et la conviction qu’elle était bien présente et plus vraie que nature. Nous sommes trompés par nos sens car la chanteuse Dalida est décédée en 1987. Il s’agissait bien d’une fausse interview. Ce qui est donné à voir à l’écran ne correspond à rien de réel. Les transgressions numériques se poursuivent implacablement, ici avec la résurrection des morts le temps d’un programme télévisé. Cette technologie du faux colonise les médias traditionnels lorsque la télévision publique [1] devient l’espace de promotion de cette stupéfiante tromperie voulue au motif du divertissement. « On se base sur ce que Dalida a vraiment dit. C’est elle qui raconte sa propre vie » explique le présentateur Thierry Ardisson dans une interview au Parisien [2]. Le frère de la chanteuse, Orlando, explique dans le même sens que « les gens vont découvrir sa vraie vie, pas celle que d’autres ont écrite. Pas la légende ». L’argument de la vérité corrigeant l’erreur sert de prétexte à l’usage du procédé de résurrection numérique, auquel s’ajoute l’absence d’encadrement juridique. « Il n’y a pas de droit à l’image pour les morts » poursuit l’animateur, « La loi ne m’oblige pas à avoir l’accord des héritiers, mais je leur demande l’autorisation par respect, par éthique… ».

Demandons-nous pour quelles raisons cette technologique reste problématique ? Pourquoi est-il malsain de faire revenir les morts et de les faire parler ? Rendre vie aux morts est une impossibilité humaine. Le deepfake numérique fait passer de la fiction (ressemblance) à la mystification (réalisme). Faire parler un mort est devenu techniquement possible dans le format étroit de l’écran. La rencontre du mort sera possible demain dans l’espace artificiel du metavers. Nous entrons dans l’univers des illusions. Contrairement à ce que l’innocence du divertissement donnerait à croire, ce n’est pas un outil neutre.

L’intelligence artificielle prend peu à peu le contrôle de ce que nous voyons, et ce avec notre consentement. L’usage du deepfake dans des productions qui ne manqueront pas de se multiplier demain, ressort avant tout d’une stratégie commerciale. Elle vise l’audience, le spectaculaire et la rentabilité. C’est une marchandise télévisuelle.

L’objectif commercial et éditorial fait l’impasse sur la transgression du procédé. C’est attentatoire à la dignité de la personne qu’on prétend honorer (en lui rendant la vie) puisqu’on lui subtilise sa liberté et son esprit. On ne garde que l’apparence corporelle et on lui simule un esprit contrôlé par un technicien. C’est une magnifique marionnette animée plus vraie que nature. Mais ce n’est en rien la personne elle-même. Il s’agit donc d’un détournement à son profit de l’identité d’une personne défunte, d’une captation de sa notoriété à des fins commerciales. Il ne s’agit rien moins que de faire « commerce des morts », sinon de leurs corps, ce qu’interdit la loi, du moins de leur image et de leur notoriété. Il demeure que nous sommes bien là dans le trafic d’image des morts.

Le respect dû au corps

Le droit à l’image est considéré comme un droit de la personnalité. La personne décédée a perdu de façon automatique les droits qui sont attachés à sa personne. Le Code civil énonce à l’article 16-1-1 que le « respect dû au corps humain ne cesse pas avec la mort ». La protection apportée à l’intégrité physique par les droits de la personnalité cesse-t-il donc vraiment totalement avec la mort de leur titulaire s’il est possible de « ressusciter » le mort ? Le principe même de l’image consiste à marquer les esprits, à impressionner et à de déclencher des émotions. L’image suscite un commentaire, autrement dit tout image est convertie « en parole » par ceux qui la regardant et veulent rendre compte de ce qu’ils voient. L’image s’imprime dans la mémoire et le psychisme. Le mal est fait sans que l’on puisse en prendre la mesure, parce que nul ne peut dire vraiment ce qui restera dans les mémoires des téléspectateurs. Ajoutons enfin qu’il y aura demain de vraies archives et de fausses archives. Jusqu’à ce qu’on ne parvienne plus à les distinguer et surtout jusqu’à ce que le nombre de fausses dépassent le nombre d’authentiques.

Ces nouvelles technologies de l’imagerie numérique algorithmique seront le tsunami du XXIème siècle. Nous sommes entrés dans l’ère du faux. La démocratisation des technologies permettra à chacun de s’initier au deepfake et à la production de son propre monde, tel qu’il souhaite le voir. Un phénomène de submersion de faux est en train de se produire, telle une vague que l’on ne voit pas venir. Qu’est-ce que le faux en terme numérique ? Ne s’agit-il pas là d’une pollution visuelle et mentale ? S’il existe bien une écologie de la nutrition, il doit y avoir aussi une écologie de la vision. Que consomme notre regard à longueur de journée ? Peut-on se prémunir de la toxicité de certaines images et vidéos ? Les applications sur smartphones permettent déjà à des millions de jeunes de vivre une addiction douce. Demain, les fakenews et fakevideos tromperont nos perceptions et modifieront nos croyances. Les deepfakes conditionnent nos représentations et décident de nos interprétations. Il n’est pas nécessaire que le contenu soit gore, trash ou violent, il suffit qu’il soit faux pour qu’il soit toxique. L’esprit humain est vitalement en quête de vérité. Il est conçu pour accéder à la vérité. L’industrie du deepfake revient à le plonger dans un océan de faux. Il devra se débattre pour ne pas être englouti.

L’industrie du « fake » est l’industrie du faux.

La télévision grand public s’est emparée des nouvelles possibilités et tente de redresser son audience en baisse. Ce faisant, elle banalise les usages de technologies dangereuses qui ne demandent pas mieux que de se faire adopter par le grand public. Or, rien de tel que le divertissement, innocent et sans enjeu (des interviews de chanteurs et d’acteurs) pour accoutumer l’opinion, et lui faire admettre l’industrie du faux. L’effort nécessaire pour distinguer le faux du vrai détourne l’énergie psychique nécessaire pour passer du réel à la réalité. La réalité est une conception de l’esprit humain à partir d’un substrat réel le plus souvent physique et tangible. Nous l’appelons la création. Elle est depuis toujours un chemin d’intelligibilité de ce qu’est la nature de l’homme. C’est à partir de ce « monde » réel que nous élaborons une compréhension du monde et surtout une compréhension de ce que nous sommes. Cette compréhension nous est vitale. En plongeant l’esprit dans un océan de faux, il deviendra de plus en plus difficile d’établir un sens vrai à l’existence, quand tout notre effort mental s’épuisera à se dégager du virtuel pour accéder au réel.

Échapper au monde réel

Le divertissement consiste en un détournement et le plus souvent en une diversion du tragique de l’existence. Plus nos sociétés peinent à comprendre le sens, plus elles font du divertissement un drogue pour rejoindre un monde parallèle et détourner les esprits du malheur existentiel. Peut-on encore se poser la question de la signification de la présence humaine sur terre ? Peut-on encore prendre le temps de penser son existence dans un devenir ?

Comment résisterons-nous à l’irruption, ou plus exactement au déferlement de contenus audio-visuels trafiqués par les capacités numériques des programmeurs d’intelligences artificielles ? Et bien nous n’y résisterons tout simplement pas. Nous voyons que s’installe une falsification légitime jusque dans les grilles de programmes grand public. La puissance technique écrase toute possibilité de discernement éthique. L’usage de ces technologies ne porterait pas à conséquence puisque l’on vous informe que cela est un faux. Mais cette transparence nourrit la légitimation du procédé. Progressivement nous allons passer de plus en plus de temps à voir des images artificielles, à consommer des contenus fabriqués. Ils auront pour avantage ou grave danger de nous montrer un monde qui n’existe pas. Ils rendront plus difficile l’accès à la réalité, car faire exister ce qui n’existe pas laisse des traces dans le psychisme humain. Après tout, dira-t-on, ce ne sera pas nécessairement pernicieux, et de nouveaux moyens pédagogiques pourraient en sortir. Assurément, mais il demeure que la tâche première de l’homme est de contempler le réel créé pour accéder à l’intelligence du sens, et de concevoir ainsi un « verbe » portant le sens, et donc un « verbe de vie ». « Une écologie intégrale » explique le Pape François dans Laudato Si [3] « implique de consacrer un peu de temps à retrouver l’harmonie sereine avec la création, à réfléchir sur notre style de vie et sur nos idéaux, à contempler le Créateur, qui vit parmi nous et dans ce qui nous entoure. »
Ce monde factice que l’homme se fabrique au moyen du numérique le détache du monde réel qu’il reçoit pour apprendre à vivre. Il faudra donc soutenir le développement d’une raison critique afin de ne pas se faire imposer un « réel irréel » privé de la sagesse du Créateur et sans la saveur de son appel à la vie.


Père Laurent Stalla-Bourdillon

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