Dans son message pour la Journée Mondiale de la Paix, le 1er janvier 2024 [1], le Pape François met en lumière les défis et les avancées découlant de l’intelligence artificielle (IA). Il souligne le potentiel très bénéfique sans nier les risques graves que présentent ces avancées technologiques, notamment dans la sphère numérique. Les effets de l’IA sur la vie individuelle et sociale, la stabilité internationale et la recherche de la paix soulèvent des questions urgentes, nécessitant une réflexion sur ses implications à moyen et long terme. Comment l’intelligence artificielle peut-elle être au service de la paix ? Comment peut-elle ne pas accroître les divisions et semer les germes de nouveaux conflits ?
Le Pape François souligne l’importance d’une approche responsable dans le développement de l’IA. Il insiste sur des valeurs telles que la transparence, la sécurité et l’équité. Il met en garde contre les conséquences graves de son utilisation inappropriée, comme la discrimination, la surveillance excessive, l’ingérence électorale, l’exclusion numérique ou encore les armes autonomes. Son message pour la paix appelle à un dialogue interdisciplinaire, à une éducation favorisant la pensée critique et à l’adoption d’un traité international régulant l’IA. Il rappelle encore que la responsabilité de façonner un avenir plus solidaire et pacifique incombe à l’ensemble de la famille humaine.
Cette puissante vague technologique qui submerge le monde humain et s’invite à l’intime des esprits doit nous pousser à la réflexion. Chacun aura compris qu’elle conditionne notre appréhension du monde. Le temps passé devant des écrans s’accroit et décide de nos représentations. Si les traces laissées par la révolution numérique ne se voient pas encore sur les corps, nous les voyons dans l’esprit des gens et dans leur vie psychique. C’est bien l’exercice mental qui est à présent concurrencé par les réseaux de neurones des intelligences artificielles. Entourés de nos outils technologiques, nous sommes toujours plus fascinés par leurs performances spectaculaires qui finissent par nous cacher le sens ultime de notre existence corporelle et mortelle. La pensée chrétienne sait depuis des siècles que l’homme se discerne non dans son corps seulement, mais par son esprit qui assume et transfigure le corps. La pensée chrétienne se doit alors d’être une conscience prophétique. Elle appelle un travail de discernement pour trouver une façon heureuse d’utiliser ces outils sans se laisser impressionner par leurs capacités. Pour vivre sans crainte et libre dans ce nouveau monde numérique, nous proposons de développer trois attitudes.
1. Vivre avec Dieu dans l’ère numérique
Face à la montée du numérique, il nous apparaît primordial de développer une relation personnelle avec Dieu comme réponse à l’omniprésence des technologies. Cette relation spirituelle est essentielle pour maintenir une distance critique par rapport aux capacités des outils numériques et préserver la spécificité humaine. « Dieu » est un objet de la pensée que l’outil numérique ne peut concevoir (même s’il peut en parler). En effet, « Dieu » est le nom donné à l’inaccessible humain que seul un humain peut concevoir. Il est la traduction dans l’esprit humain de ce qui lui échappe absolument. Il exprime donc la part d’inconnaissable en chacun. Autrement dit, là où le monde numérique donne accès à une somme monumentale et immédiate de connaissances sur le monde, « Dieu » est pour l’homme la permanence d’un inconnaissable. La communion personnelle avec Dieu semblera une étrange réponse à l’omniprésence du numérique. C’est pourtant la meilleure et la plus simple réponse : elle traduit l’omniprésence en nous, de Celui qui n’est pas dans le monde, qui n’est pas un objet du monde, mais la précieuse part d’inconnu dans l’homme. Ainsi « Dieu » permet à l’homme de ne pas se confondre avec les objets du monde car il est à la fois dans le monde et contient en lui une dimension qui transcende le monde.
2. Vivre sur le mode d’un devenir
La pensée chrétienne rappelle que nous sommes tous en devenir, que nous avons tous à devenir humain. Cela échappera toujours à la machine, qui n’a ni généalogie, ni avenir, ni vocation. C’est par un effort d’écoute de Dieu en soi, de son appel à vivre que nous conservons la juste distance aux technologies. La pensée chrétienne fait entendre dans le monde, la voix d’un rappel que nous ne sommes pas les maitres d’ouvrages de ce monde. Il nous accueille temporairement, nous apprenons à l’écouter et nous nous préparons à passer, à le quitter et à le transmettre à d’autres après nous. La pensée chrétienne invite à une véritable hygiène du corps et de l’esprit. Elle sait qu’être vivant, c’est toujours être en devenir.
Il convient donc d’affirmer à nouveau que la machine est faite pour l’homme et non l’homme pour la machine, le libérant d’un asservissement toujours renaissant. C’est bien à une libération de l’humanité par l’esprit que l’Eglise appelle. Ainsi, ce n’est plus le monde qui porte notre vie, mais notre vie en Dieu qui porte le monde. Cette spectaculaire numérisation du monde, cet environnement technologique, de nos rues à nos voitures en passant par nos habitations et nos relations sociales exigent de refonder des valeurs d’humanité, de repenser notre manière et notre raison de vivre et surtout de vivre ensemble. Si beaucoup s’inquiètent de ce que nous allons devenir, il faut se demander « que voulons-nous devenir ? »
Le numérique se présente aisément en effet, comme l’interlocuteur privilégié sinon exclusif demain, que l’on pourrait préférer à une personne réelle. Or, les avatars numériques sont des substituts savants, mais aucun n’a de véritable vocation sainte, de perspective de communion réelle au divin. L’être humain devient une « personne » en engageant des relations avec des personnes. Seule une personne face à soi « personnalise » vraiment, si bien que nous ne pourrons jamais nous passer des relations interpersonnelles. D’ailleurs, les machines resteront en ce monde où elles sont nées, où elles ont été produites, quand nous quitterons tous ce monde pour rejoindre le cœur de Dieu où nous sommes nés, où nous avons été conçus.
3. Méditer pour ne pas halluciner
Si la captation de l’attention aliène la liberté, à l’inverse la prière rend à la vraie liberté. Elle introduit dans une relation de présence gratuite à Celui qui nous a appelé à la vie, nous faisant le don d’exister en ce monde.
L’utilisation des technologies peut servir le sens profond des choses et la croissance de la culture, dont la culture chrétienne d’ailleurs, dès l’instant où la volonté conserve le désir du seul bien en mesure de combler les cœurs : l’amour dont le Créateur nous aime, amour qu’Il nous révèle en Jésus, faisant de nous, ses enfants d’adoption. Méditer c’est se préparer à vivre dans cette part intime de nous-mêmes, une rencontre avec soi, avec Dieu, avec Dieu en soi. « Nous le savons, quand les hommes aiment Dieu, lui-même fait tout contribuer à leur bien, puisqu’ils sont appelés selon le dessein de son amour » écrit l’apôtre Paul (Rm 8,28). Seule une conscience vive de la spécificité de la nature humaine et de son devenir (vocation sainte) permet de conserver une distance critique avec les machines. Faute d’intelligence réelle, les intelligences artificielles « hallucinent » des résultats, sans en avoir conscience. Notre conscience au contraire s’ouvre à la tendresse de Dieu, à la grâce, à l’inattendu, et nous transforme peu à peu. La méditation est à l’esprit, ce que la respiration est au corps, un besoin vital. Sans elle, le processus d’identification aligne l’homme sur la machine qui finit par lui ressembler, lui obéir et halluciner à son tour. Dans une économie de l’attention comme la nôtre, la méditation protège notre attention. Elle n’est plus captée, mais librement donnée aux réalités invisibles, à la présence de Dieu, à Dieu même.
Ainsi ces trois attitudes - vivre avec Dieu dans l’ère numérique, vivre sur le mode d’un devenir et méditer pour ne pas halluciner - constituent un encouragement précieux pour que l’usage des intelligences artificielles soit toujours au service de la paix entre les hommes.