A l’heure où le monde entier est saisi de stupeur par la teneur des discours d’un Président américain capable d’imposer ses récits alternatifs à l’histoire, il faut relire d’urgence l’ouvrage du philosophe François Noudelmann [1], « Peut-on encore sauver la vérité ? », paru de manière prémonitoire à la veille des élections américaines.
Nous sommes entrés dans l’ère du narratif pur, purgé de toute référence à la vérité. « Donner la priorité au récit est assurément le trait majeur d’une défection de la vérité. (…) Il s’agit d’installer un imaginaire qui va susciter la croyance dans une proposition ». Cette stratégie est assumée comme une pratique qui l’emporte sur la force rationnelle des arguments. « La construction des opinions publiques suit souvent une telle dynamique narrative. La charge émotionnelle une fois installée, elle s’auto-alimente de ce qui confirme son motif. Les opinions se forgent non plus selon un pluralisme des points de vue, mais dont la réaffirmation des idées et des valeurs de son camp [2]. »
Ecoutons François Noudelmann retracer l’irruption et les effets de la post-vérité et des bulles épistémiques [3] :
« La notion de post-vérité (post-truth) désigne une situation dans laquelle les faits objectifs importent moins que les émotions et les croyances personnelles. Adjectif devenu concept, la post-vérité a d’abord identifié des stratégies de manipulations politiques. (…) Donald Trump a radicalisé cette pratique, formé par le cynique Roy Cohn, son avocat lorsqu’il n’était encore qu’un homme d’affaires. Ce conseiller juridique lui a appris à mentir systématiquement, même devant les preuves les plus confondantes : « deny, deny, deny », « If you lose claim victory ! » Par principe et tactique, il ne faut jamais admettre la vérité.
Le véritable changement de paradigme vient de l’accoutumance, avec une indétermination de la vérité et du mensonge, dont l’opposition importe moins que les affects, l’intuition et les partis pris. L’apport décisif de ce concept de post-vérité tient à la disqualification de l’antithèse entre vérité et mensonge. Il en résulte un discours qui n’est plus arrimé à la vérification dans le réel, susceptible de capter l’attention et de diffuser des assertions infondées. (…) Raconter des foutaises est une façon de capter l’attention par des récits affranchis de consistance. Ils s’apparentent à une fiction qui permet d’affirmer des contre-vérités, non comptables d’une pertinence factuelle. Les foutaises manifestent « une indifférence à ce que sont réellement les choses ». Plus puissantes encore que le mensonge, elles ne cherchent pas à contredire ni à cacher la vérité, car elles opèrent au-delà de la logique contradictoire du vrai et du faux : leur mode opératoire consiste en la construction d’un monde parallèle et autoréférencé.
(…) « Les foutaises sont de plus grandes ennemies de la vérité que le mensonge », observait le regretté philosophe américain Harry Frankfurt [4].
La post-vérité se nourrit des discours de foutaises qui constituent un écosystème difficile à contredire, car il faudrait s’attaquer à l’ensemble des croyances et non seulement à une affirmation fallacieuse au sein de cet ensemble. (…) La puissance des foutaises, dans un milieu de post-vérité où elles interagissent et s’autolégitiment, tient à la cohérence d’un raisonnement qui a l’apparence d’une logique rigoureuse alors qu’il repose sur de fausses prémisses.
L’usage de la causalité, de la déduction, de la confirmation offre une armature rhétorique propre à convaincre, même si elles ne procèdent que de corrélations abusives. La joie d’y trouver un monde plein de sens, délivré du doute et de l’incertitude, favorise la croyance dans ce type de discours. Elle conforte un système d’autodéfense face à toute affirmation qui s’autoriserait de la preuve et de la vérité scientifique. La suspicion, que les pratiquants de la post-vérité éprouvent à l’égard des évidences vérifiées, relève d’une auto-immunité qui les protège de toute remise en question de leur croyance. Car la suspicion n’est pas le doute méthodique et nécessaire qui vainc les préjugés, elle repose au contraire sur un sentiment de certitude : celui de savoir sans qu’il soit nécessaire de vérifier son savoir. Elle construit un rempart qui disqualifie toute assertion ne confirmant pas le discours homogène de la croyance.
Cette séparation entre, d’une part, un système de croyances et, de l’autre, des vérités objectives explique la profusion des discours de foutaise et l’impossibilité de contredire ceux qui les croient.
(…) Cette disposition mentale conduit les habitants de telles bulles épistémiques à ne voir et comprendre le monde qu’à travers des filtres, ceux des médias qu’ils consultent et qui corroborent leurs représentations et leurs croyances dans ce qui est vrai. Ce phénomène de bulles cognitives est aussi analysé dans les usages d’Internet : les algorithmes, à partir des recherches personnelles des usagers, construisent ainsi des bulles qui identifient leurs choix, leurs goûts, leur consommation, leurs opinions. Ils les confortent dans leurs options et les isolent de tout ce qui contreviendrait à ces orientations. Ils renforcent ainsi leurs claustrations culturelles et idéologiques. (…) De là vient le goût de la radicalité et les emballements paranoïaques et conspirationnistes qui se nourrissent de confirmations internes et résistent d’autant plus à toute donnée extérieure dissidente. Un tel processus de radicalisation épistémique se développe à travers des « chambres d’écho », cette fois de manière plus active. La bulle est un milieu dans lequel les personnes véhiculent un conditionnement mental plus ou moins conscient, alors que la chambre d’écho témoigne d’une activité belliqueuse qui fait circuler de fausses informations et des bobards. (…) Ainsi, le monde commun s’est-il effacé pour devenir une addition de sphères concurrentes.
Cet antagonisme de principe, par lequel chacun confirme sa bulle épistémique, est au cœur des populismes triomphants. Peu importe la recherche des faits et de la vérité, l’essentiel est d’afficher les valeurs et représentations de son groupe, et de nier tous les démentis.
(…) Au lieu de favoriser les analyses, les faits sont réquisitionnés pour confirmer le parti pris idéologique. Pour autant, il n’y a rien de nouveau dans cette opposition des points de vue à travers les médias. Ce qui a changé, toutefois, est l’effacement de la vérité au nom de la valeur. (…) La disqualification de la vérité a modifié les régimes de discours dans leur relation au vrai et à la vérification. »
A la lumière de cette analyse de François Noudelmann, il est essentiel de prendre la mesure du danger civilisationnel du baratin et redécouvrir le rôle social de la vérité, comme le fondement de l’unité de toute communauté humaine.