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Humaniser à l’ère des technologies, c’est possible ?

Notre époque s’interroge plus que jamais sur les effets des technologies numériques. Chacun perçoit des transformations dans sa vie personnelle et dans nos rapports sociaux. Une certaine dégradation des relations sociales permet d’identifier dans les technologies un coupable idéal. Les écrans seraient la cause de nos maux. Par « écran », il faut entendre « ce que l’on donne à voir ». C’est surtout l’usage qui en est fait qui produit les perturbations. Le regard doit se porter sur les applications et leurs « dark patterns », c’est-à-dire, « des pratiques jugées déloyales, conçues pour maintenir l’attention des utilisateurs » . Revient la question de la neutralité de la technique : mythe ou réalité ? Les instruments sont-ils neutres ? La moralité de nos instruments ne dépend-elle que de nos usages ? Ainsi un couteau permet-il de cuisiner ou de tuer selon l’intention de son utilisateur. Sommes-nous assez sages pour utiliser les bijoux technologiques aux performances sidérantes ?

Les technologies et tous nos objets techniques ne sont pas de simples assistants de l’activité humaine. Ils ont un pouvoir actif et transformant sur l’utilisateur. Ils suscitent et façonnent sans cesse des activités nouvelles avec des possibles inédits, tout en imposant de nouvelles normes. Nous le savons depuis toujours, l’homme fait la machine qui transforme la vie de l’homme en retour. Cela s’est vérifié à travers le pouvoir de la vapeur, de l’électricité, donnant naissance aux sociétés industrielles, à la révolution des transports avec la transformation de l’espace social et la réduction du temps pour parcourir des distances. C’est toute une nouvelle manière de penser l’espace qui se faisait jour. Tout l’environnement social est redéfini à partir des technologies. Les comportements s’adaptent aux outils, aujourd’hui aux technologies pour optimiser leurs performances. « En faisant des moyennes, les algorithmes établissent des normes, qui aboutissent à une uniformisation et une standardisation des conduites et des goûts. [1] »

Aujourd’hui, les machines nous parlent et nous parlons à des machines. La question sous-jacente au développement des technologies est notre liberté, le choix d’y avoir recours ou pas. Lorsque cette technologie façonne le cadre social lui-même, il devient impossible de s’y soustraire. En témoigne la disparition progressive de l’argent liquide pour des paiements sans contact. Au monde réel naturel, reçu dans une absolue gratuité par un donateur dont nous cherchons le visage et l’intention, nous ajoutons un monde technicien issu de nos productions, un habillage qui cache ce réel gracieusement reçu.
Il devient plus difficile de comprendre combien la performance des technologies ne rend pas l’homme meilleur. Les qualités et les bassesses humaines peuvent tout autant profiter de ces performances. Il serait illusoire de penser que la technologie ait un effet inné de bonification de l’humanité. Nous confondons aisément - et peut-être complaisamment - l’admiration devant la performance avec son apparence de bien. Le bien technique, la performance, la qualité, la vitesse, ne consonnent pas nécessairement avec le bien moral.

Toute une idéologie du progrès a permis le développement sans frein de la recherche et des applications. Elle a propagé cette confusion entre progrès technique et vie morale : le premier n’emporte pas nécessairement d’amélioration dans la seconde. Le « mieux » ne se confond pas avec le bien.
L’homme n’est pas bon parce qu’il serait plus performant, selon des critères déjà issus du monde de la technique, mais parce qu’il est plus humain, c’est-à-dire plus conforme à l’original dont il est l’image. Notre époque se refuse obstinément à considérer que l’homme est l’image d’un Autre, qu’il est le signe et le témoin d’une bonté qui le précède. La bonté humaine n’est jamais indexée sur l’environnement technologique. Elle s’en sert comme d’un moyen et non comme une fin. Si l’on se rapporte à l’époque du Christ, à l’amour sans mesure dont il a fait preuve, on s’étonne que cela ait pu être accompli à une époque technologiquement pauvre. Serait-ce le signe que tous ces progrès technologiques ne sont pas finalement ni nécessaires ni indispensables pour que s’accomplisse le meilleur de notre humanité ?

Aujourd’hui, la question qui nous préoccupe est celle de la reconfiguration du paysage social par l’usage que font des technologies, les acteurs de la vie économique et de la vie politique. Ce faisant, la voix des acteurs de la vie spirituelle, des penseurs, des philosophies a peu de prise sur les choix technologiques. Seuls commandent la rentabilité et l’ordre. Qu’en est-il de la sagesse ? La place laissée à la sanctification de la personne, à son amour du vrai et du bien, au don gratuit d’elle-même, n’entre pas en ligne de compte. Sans toutefois généraliser, il est possible de dire que nos sociétés technologiquement avancées sont devenues humainement arriérées. Elles sont spirituellement atones.

Aujourd’hui les effets des innovations technologiques débordent même les intentions et les capacités de contrôle des acteurs politiques et économiques. L’ordre social se reconfigure à partir des seules connexions numériques. Elles permettent de diffuser des normes d’appartenance sociale : la productivité, la santé, la qualité génomique, etc… A l’utilitarisme du XX ème siècle, s’ajoute aujourd’hui le qualitarisme du XXI ème siècle.

Aujourd’hui enfin, le corps environnemental qui réunit toute l’humanité, la révélant à elle-même comme une seule famille humaine, la rappelle à une nécessaire sagesse, sagesse divine incarnée dans ses structures ontologiques de création : ce monde créé est limité, il répond d’une logique quaternaire dont les interdis sont fonctionnels et donc vitaux.
Cette limite naturelle permet de chercher dans la pensée et l’intelligence même, c’est-à-dire dans ses ressources spirituelles, le véritable infini qui rend l’homme meilleur, et par là le monde meilleur, plus habitable avec et pour tous.

La véritable amélioration suppose de conserver et de promouvoir à l’individu, le pouvoir de sa conscience et la liberté de l’exprimer. C’’est toujours à partir du bien que nous cherchons en nous-mêmes et pour les autres que ce monde devient respirable. Pour un monde meilleur, chacun doit revenir au meilleur qu’il porte en lui, au meilleur qu’il peut devenir. Cette magnanimité apparaît comme la réplique parfaite de la gratuité originelle, de la gratuité absolue de la vie. Seule la gratuité atteste de l’amour, et l’amour est le seul air vraiment respirable pour qui veut devenir pleinement humain.
Ce XXIème siècle est donc bien plus face à un défi spirituel qu’à un simple défi technique. Il serait heureux que les gouvernants des Nations intègrent cette dimension décisive pour l’avenir de l’humanité. C’est tout l’enjeu de la lettre « Fratelli tutti » du pape François sur l’unité de la famille humaine. « Il doit y avoir de la place pour la réflexion qui procède d’un arrière-plan religieux, recueillant des siècles d’expérience et de sagesse » [2]. « La vraie qualité des différents pays du monde se mesure par cette capacité de penser non seulement comme pays mais aussi comme famille humaine, et cela se prouve particulièrement dans les moments critiques. [3] » « S’il n’existe pas de vérité transcendante, par l’obéissance à laquelle l’homme acquiert sa pleine identité, dans ces conditions, il n’existe aucun principe sûr pour garantir des rapports justes entre les hommes. Leurs intérêts de classe, de groupe ou de nation les opposent inévitablement les uns aux autres. Si la vérité transcendante n’est pas reconnue, la force du pouvoir triomphe, et chacun tend à utiliser jusqu’au bout les moyens dont il dispose pour faire prévaloir ses intérêts ou ses opinions, sans considération pour les droits des autres. […] Il faut donc situer la racine du totalitarisme moderne dans la négation de la dignité transcendante de la personne humaine, image visible du Dieu invisible et, précisément pour cela, de par sa nature même, sujet de droits que personne ne peut violer, ni l’individu, ni le groupe, ni la classe, ni la nation, ni l’État. La majorité d’un corps social ne peut pas non plus le faire, en se dressant contre la minorité ».

La technologie n’est jamais à priori contraire à la croissance de l’humanité et de son unité. Elle trouve même dans l’authentique croissance spirituelle qui accomplit l’humanité, les conditions de son développement réellement éthique et heureux.

Notes :

[1Anne Alombert, « Le capital que je ne suis pas », Fayard, entretien avec Violaine des Courrières, Marianne, avril 2024

[2Pape François, Fratelli Tutti, n°275

[3Pape François, Fratelli Tutti, n°141


Père Laurent Stalla-Bourdillon

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