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Face à la servitude numérique, prendre soin de l’humain

En avril 2024, un rapport alarmant d’experts en santé sonnait l’alerte : face aux ravages causés par les écrans sur les plus jeunes, il appelait à une « prise de conscience collective ». L’exposition précoce aux tablettes altère durablement leur santé et leurs capacités intellectuelles. En réponse, Catherine Vautrin, ministre de la Santé, des Solidarités et des Familles, a promis une interdiction stricte des écrans pour les enfants de zéro à trois ans. Il s’agit avant tout, affirme-t-elle, « d’insuffler l’idée que ça ne se fait pas ». L’enjeu ? Une pédagogie de l’évidence, pour « que personne ne puisse dire : “Je ne savais pas” », car les enfants, eux, souffrent déjà.

Mais les adolescents ? Et les adultes ? Quelques jours plus tôt, le Président de la République, Emmanuel Macron annonçait vouloir bannir les réseaux sociaux avant 15 ans, martelant : « On ne peut plus attendre ». Fort bien. Mais les adultes, eux, devront-ils désormais ingérer les cocktails d’intelligence artificielle que leur mijote le gouvernement, les yeux rivés aux écrans qu’on leur recommande en silence ? En vérité, nos responsables politiques apparaissent désarmés face à la déferlante technique et à l’emprise des puissances financières. Dès lors, une question brûlante se pose : qui, désormais, prendra soin de l’humain ? Nous savons comment combattre la pollution de l’air — mais que faisons-nous contre la pollution des âmes, celle qui altère notre attention, nos esprits et notre liberté intérieure ? Cette interrogation m’a saisi lors de la visite du Président Emmanuel Macron au Salon VivaTech, alors qu’on lui posait cette question décisive : « Comment rassurer les Français sur l’IA ? »

La question portait une évidence implicite : l’intelligence artificielle n’inspire pas d’emblée la confiance — mais il serait possible, semble-t-il, de dépasser les peurs qu’elle suscite. Or nous savons combien l’homme, lorsqu’il manie mal les outils qu’il forge, peut se blesser lui-même et défigurer le tissu social. À cette inquiétude, Emmanuel Macron a livré la réponse suivante : « L’IA ne va pas remplacer l’humain. Grâce à sa capacité de calcul et à la mobilisation de données, elle trouve des solutions et aide les êtres humains. » Puis il a ajouté : « L’IA ne parle pas comme nous. Elle code le langage, elle le traite comme du code. »

Cette réponse est tout sauf rassurante — elle est même décevante. Au lieu d’affronter la question de front, le Président se réfugie dans une description technique, évitant soigneusement d’y répondre : comment, concrètement, être rassuré ? La vérité, c’est qu’il n’y a rien de réellement rassurant. Comme les rapports officiels, Emmanuel Macron s’en remet à l’idéologie dominante : celle qui place l’infrastructure au-dessus des usages. « Nous devons, dans un premier temps, construire les réseaux, les structures … » Puis vient immanquablement l’autre refrain : la course contre le temps, la compétition économique, agir pour ne pas être en retard… Le fond du discours reste inchangé : avancer, coûte que coûte, sans se demander vers quoi.

Certes, là où l’IA reste enfermée dans le probabilisme, l’humain, lui, demeure ouvert à l’aléatoire, à l’inattendu. Là où l’IA compile des données passées, nous, êtres humains, sommes traversés par des inspirations, des élans, des émotions — notre subjectivité échappe aux modèles. L’intelligence humaine seule est capable de nouveauté. La machine ne pourra donc jamais remplacer l’homme. Mais la véritable question n’est pas là. Ce qui inquiète, c’est la diffusion massive d’une technologie fondamentalement addictive.

La réalité, c’est que la compétition technologique est d’une violence extrême : ces outils doivent être regardés pour ce qu’ils sont vraiment : des armes de guerre économique. Rien de moins. C’est « bats-toi ou meurs ! ». Ces technologies sont devenues des instruments de captation des émotions, de persuasion massive, de manipulation collective et de sidération mentale.
Ce qu’il y a de plus consternant, à mes yeux, c’est cette injonction à nous adapter à l’outil, comme si cette technologie nous était tombée dessus, surgie d’on ne sait où, étrangère à toute volonté humaine. Face à l’intelligence artificielle, nous adoptons l’attitude absurde de ceux qui subissent une catastrophe naturelle : un ouragan, un séisme — comme si nous n’en étions pas les auteurs. Nous nous enfermons dans une posture de contrainte, évitant soigneusement de nommer la cause : des techniciens humains qui, à force de calculs, ont lâché sur le monde un monstre technologique d’une puissance herculéenne. Personne, absolument personne, aucune société, n’a été consultée sur l’opportunité de faire entrer ces outils dans nos courtes existences. Que nous donneront-ils ? Que nous prendront-ils ? Et surtout : à quel moment nous sommes-nous sérieusement posé la seconde question ?

Si, comme l’affirme Emmanuel Macron, « c’est à nous d’apprendre à travailler avec ces IA », alors c’est qu’on leur reconnaît, de fait, un droit au développement supérieur à celui des êtres humains eux-mêmes. Il suffit de regarder les investissements vertigineux qui leur sont consacrés, pendant que des millions de personnes vivent dans une misère criante, ignorées. Le paradigme technocratique poursuit ainsi ses ravages. Dès 2015, le Pape François lançait une alerte claire : l’humanité se soumet de plus en plus à la technique et à ses logiques implacables de performance et de rentabilité, qui mènent inéluctablement à une « culture du déchet » — y compris du déchet… humain. Ce n’est pas agréable à entendre, mais c’est la vérité. Le pouvoir abandonné à la technique menace d’asservir l’intelligence humaine elle-même — son cœur, sa liberté, sa capacité d’agir par amour pour le bien des plus faibles. Et c’est là, précisément, que se joue la véritable grandeur de l’homme et la dignité authentique des responsables.

Nous avions appris à déléguer aux machines nos tâches techniques et répétitives. Désormais, nous nous apprêtons à leur confier des tâches psychiques et cognitives — celles-là mêmes qui façonnent notre liberté intérieure. Car tel est bien l’enjeu ! Le danger, ce n’est pas que l’IA pense à notre place, c’est qu’elle calcule à la place de notre amour. Et cela, nous refusons de l’affronter. Nous détournons le regard, plus séduits par les performances, et rassurés par leur efficacité apparente. Mais la performance du calcul menace de supplanter la liberté humaine — cette liberté seule capable de gratuité, donc de charité. Car personne, non, personne ne codera jamais la bonté humaine. Elle ne sera, au mieux, qu’une simulation réduite à des indices de performance ou à une justice de pur calcul.

Le plus désolant, ce n’est pas tant le travail des chercheurs que la soumission du politique à leur autorité, une autorité qui n’est autre que celle de la puissance financière. L’argent gouverne, ce n’est pas nouveau. Mais devons-nous, pour autant, accélérer encore cette soumission ? C’est là que se révèle une faille grave : l’incapacité du politique à prendre de la hauteur, à penser les technologies en fonction du soin dû à l’humain. Sa responsabilité historique est immense : ne pas avoir eu le courage de questionner, sur le long terme, les mutations profondes que l’emprise technologique fait peser sur le visage même de nos sociétés. Une résignation sourde, un fatalisme discret, se sont installés dans les esprits dirigeants. Et pourtant, cela crève les yeux : cette emprise numérique glisse déjà vers une dictature algorithmique. Douce en apparence, portée par les voix feutrées des agents conversationnels, cette dictature infiltre nos vies : de véritables « mâtons embarqués » qui surveillent chacun de nos gestes. Menottés à nos outils connectés, nous glissons peu à peu dans une camisole technologique, devenus simples numéros dans un système fluide et sans visage. La marée monte insensiblement – encore que l’accélération soit fulgurante – et l’on répète que ces technologies sont inoffensives.

L’appropriation par les citoyens à travers le monde est si rapide, qu’on suggèrera que ces technologies répondent à une attente, et qu’il est juste de l’honorer. Autant de prétextes fallacieux pour s’engouffrer allègrement dans la civilisation des sociétés-machines.

On tente de se rassurer en citant Satya Nadella, PDG de Microsoft : « Quand une partie de nos tâches cognitives est prise en charge… de nouvelles tâches cognitives émergent. » Mais cette formule ne veut strictement rien dire tant qu’on n’a pas saisi ce qu’est vraiment la cognition humaine : une intelligence finalisée par l’amour et le don. Si, en réalité, ces technologies ne touchent pas au sens ultime de l’existence humaine ni à son accomplissement, elles en modifient radicalement le cadre. Certes, il faudra sans doute apprendre à poser les bonnes questions à l’intelligence artificielle mais à aucun moment n’est posée la question décisive : où est passée l’intelligence du sens ? Où est l’intelligence de la liberté ? Oui, vraiment : qui prendra soin de l’humain ?

Face à cette révolution technologique qui bouleverse nos vies, il s’agit de reprendre le contrôle, de remettre l’humain au cœur de la réflexion et de l’action. Car la vraie question n’est pas celle de la technique, mais celle du sens — du sens que nous voulons donner à notre existence, à notre liberté, à notre amour. Qui prendra soin de l’humain, sinon ceux qui refusent la fatalité, qui osent penser au-delà du calcul et de la performance, qui choisissent la gratuité et la charité ? Cette responsabilité, lourde et sacrée, ne peut être déléguée ni aux machines, ni aux logiques financières. Elle est l’affaire de chacun d’entre nous, aujourd’hui, ici et maintenant.


Père Laurent Stalla-Bourdillon

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