1 - Pas de société digne de l’homme, sans conscience de la nature humaine.
Comment pouvons-nous élire un personnel politique, dont la première responsabilité consiste à encourager l’édification d’une société humaine, sans qu’il ait lui-même la moindre préoccupation pour la « nature humaine » ? Comment imaginer une société digne de l’homme sans d’abord chercher à savoir ce en quoi l’« être humain » est vraiment « humain » ?
Toutes les tragédies de l’histoire sont là, nées entre la volonté de construire des sociétés à la gloire de l’homme et l’ignorance des fondements de l’homme. L’histoire a ainsi montré à quelle barbarie conduit une idéologie qui réfute l’égale dignité due à tout homme parce qu’il est homme et qui renonce à considérer la nécessité d’une révélation sur l’homme. Cette révélation donne la connaissance d’une humanité qui est en même temps une vocation. L’humanité est appelée à s’élever au-dessus de l’animalité par l’exercice de la rationalité dont elle est douée. Elle est le signe d’une origine qui ne se trouve pas dans le monde matériel.
Notre époque se caractérise par un manque de considération pour l’essence de l’homme. Elle disparaît devant les mesures et les expériences que l’homme est capable de faire sur lui-même, ne considérant que sa seule biologie. C’est l’eugénisme philosophique avant sa mise en application pratique dans l’élimination des hommes qui ne répondent pas aux critères de normalité physique. L’homme est homme parce qu’il est « fils d’homme ». Il hérite de la dignité d’homme par le seul fait de sa naissance et non par le fait de sa forme, voir de sa conformité. Si sa dignité ne vient plus du seul fait d’être « né de l’homme », mais d’être conforme à des critères physiques d’admissibilité, la société perd son principe d’unité. L’homme ne peut se définir par une mesure, mais seulement par sa filiation. La tentation de « produire de l’homme » détruit la vie. « De ce que l’homme peut faire de l’homme, nous n’avons encore rien vu » disait le psychologue américain Frédéric Skinner (1904-1990).
Comment ne pas s’inquiéter de l’extrême pauvreté de ce qu’expriment aujourd’hui dans notre société, les voix médiatiques et celles des responsables politiques au sujet de la nature spécifiquement humaine ? Des siècles de culture se sont évaporés en quelques décennies sous la chaleur étouffante d’une accélération technologique ne laissant aucun repos à l’esprit. Encore souvent confondu avec l’animal, l’homme est défini à partir de sa matérialité biologique. Habité par un désir compulsif de posséder et de produire davantage, il trouve dans la consommation un antidépresseur qui apaise son mal être. Nous ne pourrons pas infléchir nos sociétés de consommation, sans d’abord nous demander ce que nous cherchons. Nous voudrions sortir de la spirale de la consommation mais savons-nous seulement pourquoi nous avons voulu cette consommation. Que contient-elle ? A quelle question, prétend-elle répondre ? Le destin de l’homme en tant qu’homme est sorti du champ de la pensée contemporaine. Pire, il semble être désormais interdit d’y réfléchir sérieusement.
2 – Le devenir humain : la mort ou la vérité ?
Notre société dans son ensemble présente les symptômes d’un mal dont elle voudrait tant ignorer l’origine psychique et spirituelle. Elle développe des stratégies d’addiction, de possession et de pouvoir pour apaiser ses angoisses et satisfaire ses pulsions. Son absence de considération pour la vérité au sujet de la nature humaine trahit son manque de goût à la connaître. Nous ne sommes plus devant notre existence comme devant une chance d’être né, un mystère joyeux, un don ou un appel à grandir, nous sommes devant l’humiliation d’une condition humaine qui nous échappe, qui nous fut imposée et que nous sommes en passe de refuser. Nous vivons pourtant comme si nous savions parfaitement ce que sont l’homme et la femme. Nous avons fini par nier la part de mystère que porte chacun, mystère pour les autres et mystère pour nous-même. Cette réalité inconnue demeure pourtant l’espace nécessaire à l’humilité qui caractérise l’humanité. Dans ce terreau nourricier de l’inconnu germe la conquête de nous-mêmes. L’homme accède à sa vraie liberté lorsqu’il découvre qu’il n’appartient pas seulement à ce monde étroit, mais qu’il le contient et le dépasse par la faculté de penser et de le nommer.
Il y a toujours tellement plus dans une personne que ce que nous voyons d’elle. Il y a une histoire, une filiation, une vision du monde, une liberté et un grand désir d’aimer et d’être aimé. Il y a aussi la conscience du terme de sa vie qui ne cesse d’interroger le temps qui passe. La mort reste pourtant l’horizon d’où vient un rayon de lucidité sur tous les artifices qui nous cachent l’infalsifiable vérité : l’homme est une quête permanente. Il n’est pas achevé à sa naissance mais seulement à l’heure de sa mort. En cela se tient à la fois sa grandeur et sa angoisse : l’ignorance de sa véritable destinée. Que deviennent nos morts ? Une société s’humanise à mesure qu’elle forme une réponse à cette énigme. Elle s’édifie sur la promesse attachée à notre vie terrestre. Or, que reste-t-il aujourd’hui de promesse à ceux qui naissent en ce monde ? Il semble pourtant que l’homme s’humanise seulement dans la mesure ou sa conscience interroge sa condition mortelle et dans son aspiration au dépassement de lui-même. De même, il s’éveille à la vérité de sa nature humaine lorsqu’il interroge son désir de connaître le mystère de son origine et le situe bien au-delà de ses parents. La promesse d’une rencontre avec le mystère se prépare en lui, dès les premières questions que l’enfant adresse à ses parents. Dans le premier « pourquoi » se révèle la quête de la raison ultime des choses. En chacune de nos questions, nous demandons si la raison des choses a aussi un visage ? Nous ne sommes plus assez étonnés par l’étonnant silence qu’impose notre modernité technicienne à cette quête spirituelle. Notre époque semble enjoindre chacun à ne plus chercher mais à se définir lui-même, et à inventer l’humanité à sa guise. En disqualifiant la valeur inestimable de cet inconnaissable qui nous habite et nous précède, nous sommes enfermés dans un monde sans transcendance. Cela a pour conséquence de fermer l’esprit à la réalité la plus essentielle : l’accueil de cette vie comme un don, fut-il temporaire. Être né à cette vie est un mystère et seule l’écoute d’une parole éclairant ce don permet de l’assumer jusqu’au bout dans la gratitude. L’humanité se forge dans le feu de l’énigme et apparaît dans l’ébauche d’une réponse. Déshumaniser l’homme, c’est le convaincre qu’il n’y a plus de question, que sa quête est vaine, et qu’il n’a pas de réponse à formuler.
3 – L’industrie de l’information et la responsabilité du sens
Ni la parole politique, ni les voix médiatiques ne considèrent cette question comme la leur. Au contraire, dans l’espace médiatique, tout ce qui pourrait soulager la vie psychique de questions spirituelles, est finalement considéré comme bon. Or, sans une juste considération pour la nature de l’homme, le corps social se met en danger et ses membres perdent peu à peu le fil d’eux-mêmes. Le système médiatique agit comme un outil de divertissement qui évite de s’exposer à la réalité. Il introduit de nouveaux critères du bien, ne s’embarrasse pas de questions jugées inutiles. La vie bonne est une vie où l’on se fait plaisir, qui pourrait penser le contraire ? Le questionnement philosophique semble s’être éclipsé. Sans avoir disparu de la société, il n’a cependant plus de place dans l’industrie de l’information. L’esprit qui cherche à s’emparer de notre société feint de ne plus avoir à réfléchir à la nature humaine. La plupart des grands médias estiment que cette question ne les concerne pas. Pour autant, les impératifs économiques peuvent-il dédouaner d’une responsabilité sociale et intellectuelle ? D’une manière générale, les médias sont rattrapés par la nécessité de se transformer en relais d’opinions. Les stratégies d’influence répondent au contexte nouveau de l’omniprésence des réseaux sociaux. Les métiers de l’image et de la parole s’adaptent pour séduire plus que pour faire réfléchir, pour toucher l’émotion plus que la raison. N’ont-ils pas alors une plus grande responsabilité encore à l’égard des citoyens, car tout homme vit de paroles ? Une société seulement mue par les émotions ferait primer le ressenti et la pulsion sur la délibération.
L’industrie de l’information a une responsabilité plus grande encore que celle de l’industrie alimentaire déjà sous surveillance qui ne propose pourtant que de la nourriture pour la force du corps. En effet, l’industrie de l’information offre une nourriture qui donne du sens. Paradoxalement, il est possible d’affamer l’esprit en asséchant toute prise sur la vie intérieure. En forçant à assimiler des flux d’images et de paroles, c’est justement l’esprit qu’on neutralise. Inévitablement, la vie politique porte elle aussi les stigmates des bouleversements causés par les nouvelles technologies des très puissants systèmes d’informations. Elles produisent l’abandon progressif de l’intérêt pour la dimension spirituelle de la condition humaine, réalité invisible mais clé de compréhension de tout le monde réel. Rien ne permet de dire qu’une société techniquement avancée sera nécessairement plus respectueuse de l’équilibre humain. Les contingences techniques dévorent l’attention et détournent l’esprit de sa soif de contemplation. Une société pourrait ainsi sombrer dans une aliénation de l’homme à ses techniques et lui couper les ailes de son véritable développement intellectuel et spirituel. De l’idée que nous nous faisons de la nature humaine dépendra toujours le visage des sociétés auxquelles nous donnons naissance. La fragilité croissante de nos sociétés ne traduit-elle pas la lente mais réelle faillite de la pensée sur l’homme ? De quoi « homme » est-il le nom aujourd’hui ? Comment respecter la dignité de tout homme, ici et dans sa mort, seulement parce qu’il est un homme, si nous manquons d’en comprendre le sens ? C’est précisément à ce sujet que la révélation judéo-chrétienne demeure une ressource inestimable de signification.
La vérité sur l’homme ne semble désormais plus nécessaire ni aux hommes ni à la société qu’ils forment. Il faudrait donc interroger cette configuration sociale ou toute forme de quête de la vérité est censurée. Il ne s’agit plus d’un interdit ou d’une contrainte extérieure, mais d’une sorte d’oppression intérieure, une anémie de la curiosité de l’esprit, un détournement de l’attention produisant une incapacitation de penser. « Nous pouvons décider de faire usage de notre savoir grandissant pour asservir les gens de d’une manière jamais imaginée encore, pour les dépersonnaliser et les contrôler par des moyens si soigneusement choisis qu’ils ne s’apercevront peut-être jamais de leur perte de personnalité » disait le psychologue américain Carl Rogers (1902-1987). L’homme n’est plus attaqué de l’extérieur par un environnement hostile, il est aliéné par une idéologie sur lui-même, il est détourné de l’intérieur et perd le goût de sa propre nature. Toute négation de la nécessaire conquête de l’homme dans sa vérité d’homme induit une blessure psychique dont les traces se retrouvent dans les maux de la vie sociale, comme une maladie psychique dont les effets se voient sur la peau du corps social.
Bien que libres de nos mouvements, nous sommes de plus en plus contraints par des schémas qui suggèrent ou imposent une certaine compréhension de l’homme. Avec eux vient l’extinction de la saveur de la vie et du goût de la vérité.