Entretien sur le monde qui vient (1ère partie)

La fracture invisible sur le sens de la vie

Dans le contexte de pandémie que nous connaissons, la question de la finalité de l’existence humaine s’est peu à peu invitée dans le débat public. Elle engendre une fracture grandissante et potentiellement inquiétante entre les représentations que chacun se fait de la vie humaine. Le sens que nous donnons à la vie varie d’une personne à l’autre, et les occasions de croiser les opinions se font de plus en plus rares. S’il existe une multitude de réponses à la signification de la vie humaine, elles n’ont pas toutes les mêmes effets sur l’équilibre du corps social.
Or précisément, la société est terriblement secouée par les questions de racismes, d’antisémitisme, de manque d’attentions aux personnes âgées ou encore d’eugénisme, qui reviennent toutes à évoquer la valeur de la vie. De l’idée que nous nous faisons de cette valeur dépendront des choix et des attitudes.
Toute société est gouvernée par une représentation mentale de la vie et tout humanisme est une réponse à la question : qu’est-ce qu’un homme ? Les réponses ont évolué au fil des siècles et les sociétés se sont enrichies d’une variété de points de vue qui permettent de confirmer combien l’homme est homme en ce qu’il s’interroge sur lui-même.

D’un humanisme à l’autre

A l’humanisme de la Renaissance nourri par les représentations de l’Antiquité s’est largement substitué celui des Lumières, porté par une vision ou prime la conquête d’autonomie et d’indépendance. L’homme était jadis perçu comme une partie d’un macrocosme cohérent ; cette intégration nécessaire dans une collectivité est, du moins en Occident, considérée comme une aliénation. La liberté de l’homme implique en effet qu’il soit détaché de tout conditionnement. Nous sommes passés d’une vision de l’homme participant à une totalité qui le contient et le précède à un homme refusant tout déterminisme, décidant de tout parce qu’il est tout et ne rend compte à personne. C’est ainsi que l’autonomie conquise se mue en autoréférence. La vision contemporaine dominante est celle d’un homme posant sa liberté comme condition de son humanité. Il se voit émerger d’un univers sans logique propre pour imposer sa propre logique à l’univers et à sa vie. Ce n’est pas plus pour découvrir la vérité que l’homme est libre, mais il se veut libre pour décider de la vérité.
La signification de l’existence n’a rien d’une évidence. Elle semble même hors d’atteinte. Chacun reste seul devant l’énigme. Le trait le plus aliénant de notre époque semble la volonté de soustraire l’humanité à sa responsabilité personnelle face à son propre accomplissement. Or, n’est-ce pas dénaturer l’homme que de lui infliger une existence sans origine ni finalité, sans appel à s’accomplir lui-même ? Une existence où, à l’image de notre vie politique et scientifique, l’homme déciderait de tout mais ne serait responsable de rien.

Le rejet de la finalité

C’est dans ce contexte que le cadre législatif des sociétés modernes évolue, offrant toujours plus de motifs de sortir l’homme d’une histoire et de sortir de l’histoire tout court. En effet, la pensée contemporaine dévoile dans les choix politiques et les discours médiatiques une vision de l’homme qui en fait un être sans finalité. La réalité de sa biologie lui rappelle pourtant constamment qu’être vivant est nécessairement être relié. Mais précisément, l’homme est entré en lutte contre sa propre biologie, se remettant aux progrès des biotechnologies pour gagner encore en autonomie.
Nous assistons à l’accélération de la dégradation de l’humanisme. Elle conduit vers un homme de pacotille, soumis à la tyrannie de la visibilité, négligeant toute la dimension invisible de son existence, sa dimension spirituelle. L’humanisme du XXIème siècle est dominé par une inévitable réduction de l’homme à la matière et à l’élimination systématique de toute pensée qui prétendrait caractériser l’homme à partir de sa vie spirituelle.
Alors que liberté et responsabilité sont autant constitutifs de l’humanité que la vie organique, la connaissance du vivant a pulvérisé toute philosophie de la vie et la pensée moderne peine à concevoir un début d’explication du sens possible de la vie. L’humanité s’est laissé convaincre qu’elle filait vers la mort, et ne voit plus de quelle manière, elle doit encore concevoir la vie. Ce qui sous-entend, que la vie biologique n’est pas le tout de la vie spécifiquement humaine. A contrario, la dimension spirituelle de l’homme bien qu’invisible, constitue la part encore à accomplir de son être. Fut-il promis à la mort, l’homme demeure en chemin vers la vie à mesure qu’il conçoit en esprit, la parole contenant le sens de sa propre vie. Le devenir de l’homme n’est pas seulement l’évènement biologique de sa mort, mais l’évènement spirituel de sa propre détermination.
Une fracture apparaît donc aujourd’hui entre les héritiers d’une modernité technicienne et les héritiers d’un patrimoine intellectuel et spirituel, philosophique et religieux.

Penser l’homme spirituel

La réponse actuellement apportée à la crise sanitaire semble n’offrir que peu de considération pour un questionnement commun sur les orientations à prendre. Comment envisager une société adaptée à l’homme sans faire de la question des besoins essentiels au développement humain, une priorité ? La conscience d’être doué d’une vie transitoire dans un monde où nous sommes de passage semble à tort un critère superflu en comparaison des urgences économiques et des ambitions scientifiques. Nos sociétés européennes ne se sont-elles pas engagées dans des impasses lorsque ceux qui les dirigent ne répondent plus de ce qui fait la spécificité de l’homme ? Lorsque les dirigeants ne conçoivent plus la part d’inaccompli qui demeure en chaque citoyen ? Un humanisme vidé de la substance de l’homme dans sa profondeur spirituelle, livre peu à peu le corps social et le corps même des hommes aux mâchoires des industries d’extraction et de production. Les questions d’éthique disparaissent dès lors que l’on rejette l’idée d’un appel personnel à accomplir la nature humaine que nous recevons en partage. La négation de la vie comme don inaccompli permet insidieusement de faire l’impasse sur la responsabilité morale de l’homme. C’est un fait marquant de notre époque. Il ne faut pas se lasser de rappeler que ce que l’homme peut donner de meilleur est une sollicitude pour son semblable face à la condition tragique de l’existence. Là où une société authentiquement humaine suppose l’expression de la gratuité, la fécondité de la charité et la capacité de s’engager par amour, une parole de réconfort, l’humanisme contemporain préfère l’esquive, l’artifice de l’efficacité technique et la tyrannie des logiques partielles et provisoires. La crise écologique d’une part et la soudaine flambée de Covid-19 d’autre part semblent pourtant rappeler qu’il n’est pas possible d’échapper à sa responsabilité et que rien n’est vraiment sans conséquence.
L’heure est véritablement à un surcroit de réflexion intellectuelle et logique afin de repenser l’humanisme qui préside à la société que nous voulons édifier.

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