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« Don’t look up », la vie telle qu’on se la raconte.

Le film “Don’t look up” a rempli son objectif qui était de mettre en lumière le dilemme du XXIème siècle : qu’avons-nous compris de ce que nous savons ? Autrement dit, pourquoi ne croyons-nous pas ce que nous avons appris ? Pourquoi la connaissance des faits n’emporte-t-elle pas l’action et la décision ? Parce que tout savoir se recueille dans un acte de croire. Tous, nous croyons toujours quelque chose au sujet de ce que nous savons. Le savoir ne s’impose jamais comme une signification, tant qu’il n’est pas interprété. Apprendre suppose d’être enrichi d’un « comprendre ». C’est ainsi que les nombreuses données attestant du dérèglement climatique par exemple, restent soumises à un défi interprétatif. Cela reste vrai de toutes les connaissances, et surtout des données chiffrées. Une mesure ou un calcul n’est pas en soi l’expression d’un sens. La signification d’une donnée émane toujours d’une interprétation. Notre époque a sans doute cru trop vite que les précisions et l’exactitude des mesures dont la science est aujourd’hui capable, emporteraient de facto une lecture commune, une signification partagée par tous.

Nous sommes, aujourd’hui à notre plus grande surprise, face à la perte de crédibilité de la parole scientifique face à l’impératif de voir le monde à partir de soi, de ses ressentis et de ses émotions. Parce que les discours scientifiques sont oppressants, parce qu’ils portent des messages anxiogènes, issus de calculs et de mesures, ils sont supplantés par des narratifs individuels et émotionnels permettant de se rassurer, de se plaire et d’agir à sa guise avec le moins de contraintes. La vie doit être telle qu’on se la raconte.

Aucune réalité ne saurait s’imposer à nos émotions, ni à nos choix. Le film « Don’t look up » est un féroce critique de notre surdité face à la certitude des menaces qui guettent notre époque, une dénonciation de nos aveuglements et de notre addiction au divertissement censée étourdir le caractère dramatique de l’existence.

Ce phénomène, parfaitement décrit dans un scénario subtil et tonique servi par une distribution de stars, trouve ses racines dans la science elle-même. Plus exactement dans les effets de la science sur les représentations. En résumé, nous dirons que c’est parce que nous avons cru que la science allait nous dispenser de comprendre et imposer les vérités sous la forme d’évidences, qu’elle ne peut plus aujourd’hui nous rassurer. Aucun savoir ne peut faire l’économie d’une interprétation.

C’est en quelque sorte ce qui ressort d’une étude menée par quatre chercheurs de l’Université de Wageningen (WUR) et de l’Université de l’Indiana —trois Néerlandais et un Américain— qui ont pu analyser des millions de documents, livres, et textes parus depuis 1850. Ils ont ainsi remarqué que l’utilisation du vocabulaire associé à la rationalité était en train de décroître après avoir atteint des sommets autour des années 1980. A l’inverse le vocabulaire associé à l’émotion et au ressenti est en train de croitre.

Les auteurs observent deux tendances : d’une part le passage récent du collectif à l’individuel qui confirme l’individualisme de nos sociétés modernes. L’affirmation d’un « je », l’autonomie du sujet primant la dimension collective et la sensibilité communautaire. D’autre part, la nouvelle prééminence d’un vocabulaire lié aux émotions et non plus à la raison. Les mots associés au raisonnement, tels que « déterminer » et « conclure », augmentaient systématiquement à partir de 1850, tandis que les mots liés à l’expérience humaine tels que « ressentir » et « croire » déclinaient. Ce schéma s’est inversé au cours des 40 dernières années.

Marten Scheffer [1] de WUR suggère que la période allant de 1850 à 1980 a vu les développements rapides des sciences et des technologies. Les avancées socio-économiques qu’elles ont permises se sont accompagnées du développement du champ sémantique scientifique, qui a progressivement imprégné la culture, la société et ses institutions. Le champ lexical devient plus technique et associe plus facilement la science, la vérité et la confiance. Nous nommons plus facilement ce qui fonde notre confiance et nos certitudes. Jusque dans les années 1980, les discours sont donc emprunts d’une rationalité technique, gage de confiance.

Mais depuis les années 1980, un renversement est observé. Il correspond à la concomitance de déconvenues d’ordre technoscientifique d’une part et de l’apparition des technologies de l’information d’autre part. Un sentiment de défiance s’est emparé des populations à l’égard d’une présentation scientifique des politiques économiques par exemple. Les arguments rationnels qui les portaient ont rarement été confirmés dans les faits. Les arguments se fondant sur les sciences n’ont pas toujours les effets escomptés. D’un autre côté, les nouvelles technologies ont permis à tout un chacun de participer au monde de l’information, et de s’exprimer. Le vocabulaire se rapportant à soi, à ses impressions, à ses croyances s’est davantage diffusé, accompagnant le phénomène d’un individualisme croissant.

Les auteurs ont constaté que le passage de la rationalité au sentiment dans les écrits étudiés, s’est accéléré vers 2007 avec l’essor des nouveaux médias sociaux. L’intuition prime le raisonnement. C’est un retour inattendu des croyances à l’ère des technologies de pointe. Le discours scientifique n’emporte plus si facilement l’adhésion. Les faits scientifiques sont concurrencés par les points de vue personnels, dont la valeur est estimée équivalente à celle des chercheurs. En effet, le raisonnement et la réflexion critique s’effacent devant le ressenti dont l’indice de vérité est supérieur, puisqu’il est éprouvé. Nos sociétés sont ainsi constituées d’individus suréquipés en outils technologiques de pointes et cependant remplis de doutes. Plus que des faits, il y a surtout nos propres impressions. C’est cet aspect que le film « Don’t look up » met très justement en lumière, tel un miroir cruel de nos incohérences et de nos égoïsmes. Autant la précision de nos appareils connectés calculant le nombre de pas, de calories, de fréquences cardiaques est-elle incontestable, autant toutes les analyses et propositions sont devenues contestables et soumises au doute systématique. Qui croire sinon soi-même ? Submergés d’information (infodémie) et en proie à la solitude et au doute (les vrais communautés de savoir étant fragilisées par les chambres d’échos des réseaux sociaux), les citoyens du XXIème manquent à la fois de capacité d’analyse critique et sans doute aussi de cœur à l’ouvrage pour penser et défendre un monde commun.

Quelle place nos sociétés de l’information numérique et des réseaux sociaux feront-elles à l’intuition et à l’émotion ? Ne sommes-nous pas en train d’assister au passage du tout rationnel de la technoscience au tout émotionnel du ressenti, comme si une erreur succédait à une erreur ? L’effort d’interprétation critique de ce que nous savons doit aussi porter sur ce que nous éprouvons et ressentons. C’est à condition d’avancer sur une crête délicate, évitant ces deux écueils, qu’une pensée juste se déploie. Quelle réponse apportera notre société à l’indispensable effort de rationalité et de science pour traiter des sujets d’une complexité croissante ?

Notes :

[1Etude menée par Marten Scheffer, L’ascension et la chute de la rationalité dans le langage, Actes de la National Academy of Sciences (2021). DOI : 10.1073/pnas.2107848118. https://www.pnas.org/content/118/51/e2107848118


Père Laurent Stalla-Bourdillon

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