La commission présidée par le sociologue Gérald Bronner a remis son rapport au Président de la République dressant un état des lieux de la désinformation à l’heure d’internet. L’ampleur de la désinformation inquiète car elle menace jusqu’à l’exercice démocratique. La puissance des réseaux sociaux se comprend d’une part du fait du nombre considérable d’utilisateurs et d’autre part du langage algorithmique qui conditionne la circulation de l’information. L’irruption du langage des machines nous a fait entrer dans la « civilisation de l’algorithme » qui affecte jusqu’au langage humain lui-même. Interrogeons-nous donc sur les effets que les technosciences ont déjà sur la vie des individus et sur la vie sociale.
Je vous propose d’y réfléchir à partir de deux ressources. La première est une conférence du philosophe italien Giorgio Agamben, s’adressant à des étudiants italiens en novembre 2021. Il leur rappelait l’importance du langage dans toutes les révolutions. La seconde ressource est tirée d’un ouvrage paru à la fin de l’année 2021, intitulé « Vers une civilisation de l’algorithme », de Pierre Giorgini et Thierry Magnin, de l’Institut catholique de Lille. Les deux chercheurs soulignent que si le langage algorithmique et les technosciences en général permettent d’accroitre les performances techniques, ils emportent aussi et paradoxalement une réduction des possibles humains. Le temps machine et le temps humain ne sont pas compatibles. Soumis au langage algorithmique, le langage humain et partant la vie humaine voit sa profondeur intellectuelle et spirituelle se réduire.
Ecoutons pour commencer Giogio Agamben :
« Je voudrais vous rappeler quelque chose qui devrait être la base de toute étude universitaire et qui, d’autre part, n’est pas mentionné dans l’université. Avant de vivre dans un pays et dans un État, les hommes ont leur maison vitale dans une langue et je crois que ce n’est que si nous sommes capables d’enquêter et de comprendre comment cette maison vitale a été manipulée et transformée que nous pourrons comprendre comment les transformations politiques et juridiques que nous avons sous les yeux ont pu se produire.
L’hypothèse que j’entends vous suggérer, c’est que la transformation du rapport à la langue est la condition de toutes les autres transformations de la société. Et si nous ne nous en rendons pas compte, c’est que la langue par définition reste cachée dans ce qu’elle nomme et nous donne à comprendre. (…)
On a l’habitude de regarder la modernité comme ce processus historique qui commence avec la révolution industrielle en Angleterre et avec la révolution politique en France, mais on ne se demande pas quelle révolution dans le rapport des hommes au langage a rendu possible ce que Polanyi a appelé « La Grande Transformation ».
Il est certes significatif que les révolutions dont est née la modernité aient été accompagnées sinon précédées d’une problématisation de la raison, c’est-à-dire de ce qui définit l’homme comme animal parlant. Ratio vient de reor, qui signifie « compter, calculer, mais aussi parler au sens de rationem reddere, rendre compte » [1]. Le rêve de la raison, devenue déesse, coïncide avec une « rationalisation » du langage et de l’expérience du langage qui permet de rendre pleinement compte et de gouverner la nature et, en même temps, la vie des êtres humains.
Et qu’est-ce qu’on appelle aujourd’hui la science, sinon une pratique du langage qui tend à éliminer toute expérience éthique, poétique et philosophique de la parole chez le locuteur pour transformer le langage en un outil neutre d’échange d’informations ? Si la science ne peut jamais répondre à notre besoin de bonheur, c’est parce qu’elle suppose finalement non pas un être parlant, mais un corps biologique comme tel muet. Et comment doit-on transformer le rapport du locuteur avec sa langue pour que, comme c’est le cas aujourd’hui, la possibilité même de distinguer le vrai du faux puisse échouer ? Si aujourd’hui médecins, juristes, scientifiques acceptent un discours qui renonce à s’interroger sur la vérité, c’est peut-être parce que — quand ils n’étaient pas payés pour le faire — dans leur langue, ils ne pouvaient plus penser — c’est-à-dire tenir en suspens (penser vient de pendere) — mais seulement calculer ».
Et Giorgio Agamben de poursuivre :
« Dans ce chef-d’œuvre de l’éthique du vingtième siècle qu’est le livre d’Hannah Arendt sur Eichmann [2], Arendt observe qu’Eichmann était un homme parfaitement raisonnable, mais qu’il était incapable de penser, c’est-à-dire d’interrompre le flux de discours qui dominait son esprit et qu’il ne pouvait remettre en question, mais seulement exécuter comme un ordre.
La première tâche qui nous attend est donc de retrouver un rapport jaillissant et presque dialectal, c’est-à-dire poétique et pensant avec notre langue. Ce n’est qu’ainsi que nous pourrons sortir de l’impasse que l’humanité semble avoir prise et qui conduira très probablement à l’extinction — sinon physique, du moins éthique et politique. Redécouvrir la pensée comme un dialecte impossible à formaliser et à formater ».
Dans leur ouvrage, Pierre Giorgini et Thierry Magnin dressent un constat semblable et alertent sur la réduction de l’espace vital nécessaire au développement humain. Un espace de liberté, de temps où les capacités d’adaptations humaines sont menacées par le nouvel environnement numérique.
« En janvier 2020, le physicien français Jean-Marc Levy-Leblond, dans une conférence intitulée La technoscience étouffera-t-elle la science ?, répondit : « Probablement oui et l’hypothèse que je vais vous soumettre – je la formule de façon délibérée sous la forme la plus brutale qui soit pour que nous puissions en parler après -, c’est que nous sommes à la fin de quelque chose, à la fin de la science, tout au moins d’une certaine science telle que nous l’avons connue (…) depuis trois ou quatre siècles. » Et il ajouta : « Nous nous trouvons dans une configuration tout à fait étrange : alors qu’à certains égards, nous sommes à l’extrême pointe de développements techniques qui pourraient sembler liés à la science la plus fondamentale, et bien, je dirais à l’inverse que nous sommes là probablement en train de renouer avec une situation de type archaïque, beaucoup plus proche de la situation antérieure au développement de la science moderne, quand les artisans et les ingénieurs se débrouillaient très bien pour fabriquer des moulins à eau, des carrioles ou que sais-je encore, sans connaître la mécanique, sans connaître les lois fondamentales de la physique, sans connaître la science théorique de fond [3] ». (…)
Les technosciences convergentes réduisent le vivant à ses fonctionnalités ; via le traitement numérique algorithmique, elles introduisent un nouveau réductionnisme, une réduction de la complexité du vivant naturel. La perte de complexité limite le jeu des possibles et prend le risque de réduire la capacité d’adaptation et de résilience. On peut craindre à terme un appauvrissement du vivant ainsi augmenté. La technoscience peut obtenir des performances fonctionnelles augmentées, mais au prix d’un affaiblissement des capacités de plasticité et donc d’adaptation à terme. (…) L’obsession de la performance technique, dans l’arraisonnement de la nature au vouloir de l’homme qui la considère comme une « ressource » à reconfigurer selon ses désirs, peut en fait « limiter le jeu des possibles » si important dans la vision d’une Création en devenir, confiée à l’homme par Dieu pour en prendre soin dans le cadre de l’Alliance.
Les technosciences numériques posent la question du temps d’adaptation. Comme on le sait par ailleurs, on ne programme pas le temps de maturation créative de l’homme, de l’artiste peintre par exemple. Il faut toujours un temps de maturation qui ne se programme pas comme une horloge. Le temps de la créativité, du discernement de l’homme cocréateur, la liberté dans laquelle ce discernement s’opère en société, sont autant de facteurs incontournables pour choisir librement. Or, ce choix de l’homme demande le temps de la sagesse, si l’on peut dire, et ne peut se faire uniquement sous le régime technoéconomique de la performance technique et financière ».
Ces deux ressources, tirées d’une conférence et d’un livre récent, mettent en évidence que nous ne mesurons pas encore clairement les effets de la révolution numérique sur la vie individuelle et sur notre vie sociale. C’est la capacité même de l’être humain à concevoir le monde, à la manière d’un poète, dans la gratuité du temps qui se trouve bousculée par l’impératif de performance du paradigme technique. Jusqu’où la machine peut-elle imposer son langage à l’homme ? Jusqu’où le langage des machines va-t-il s’imposer et transformer la vie des sociétés ? Jusqu’où l’homme comprend-il ce qui est en jeu dans sa liberté intellectuelle et spirituelle ? Un environnement technique et performant est séduisant, mais jusqu’où est-il encore humain ? Entre l’humanisation des machines et la robotisation de l’homme, comment reprendre la main sur notre destin technologique ?
Autant de questions essentielles qui nous semblent devoir participer au débat électoral en France en vue des élections de 2022.
L’occasion, ici encore, de nous souhaiter une bonne et heureuse année.
Giorgio Agamben, 11 novembre 2021,
https://www.pileface.com/sollers/spip.php?article2619
Pierre Giorgini, Thierry Magnin, Vers une civilisation de l’algorithme ?, Bayard, 2021