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Ce que raconte la consommation de stupéfiants

L’année 2025 à l’évidence semble charnière : le premier quart de siècle dépose sous nos yeux, des guerres physiques avec leurs bombardements, des guerres de l’information avec leurs tranchées d’opinions, des guerres économiques avec de nouvelles alliances, sans parler de la guerre technologique pour le contrôle de puces et de terres rares. En somme, est-il encore possible de se voiler la face ? Les tensions sont partout et l’humanité est au défi de son unité. Le défi environnemental s’ajoute aux angoisses existentielles. Si les questions essentielles sont depuis toujours le propre de l’humanité, s’éprouvant comme une énigme pour elle-même, l’enjeu de notre époque porte sur la réponse que chacun doit apporter à l’énigme de sa vie, pour lui-même et face aux autres.

C’est là que se joue un autre combat, moins visible parce que plus intime, mais pas moins douloureux. Un combat avec soi-même, avec son identité, sa raison d’être là et ce mal-être qui emporte une consommation croissante de produits stupéfiants. Les inquiétudes actuelles au sujet de la santé mentale conduisent à la double dimension du corps et de l’esprit. Les souffrances existentielles signent la difficulté d’élaborer une raison d’être, une raison de vivre. C’est sans doute le mal le plus profond de nos sociétés occidentales. L’existence n’étant plus finalisée par aucun au-delà, le chemin de cette vie n’étant plus un appel à une joie, une croissance dans le bien et l’amour, l’effondrement psychique emporte une insupportable peine de vivre qu’il faut conjurer dans des états de conscience modifiés. « Ce qui réunit les consommateurs dépendants, c’est la sensation que la volonté seule ne résoudra pas les problèmes auxquels ils sont confrontés et que seule la béquille hédonique leur donnera la force de vivre » explique Bernard Roques [1], membre de l’académie des sciences.

Dans son rapport annuel sur les drogues dans le monde, l’agence des Nations Unies chargée de la lutte contre la drogue et la criminalité (ONUDC) fait état de près de 300 millions de consommateurs dans le monde et d’une augmentation du trafic de stupéfiants. Nous apprenions ces derniers jours que la demande en cocaïne en France n’a jamais été aussi forte : 1,1 million de personnes en ont consommé au moins une fois dans l’année en 2023, selon l’Observatoire français des drogues et des tendances addictives (OFDT) [2].

Parmi les facteurs généralement identifiés pour expliquer cette hausse de consommation, on se contente souvent de noter l’augmentation de la production mondiale, ou encore "la banalisation de l’image de la cocaïne" et l’évolution des usages pour tenir au travail par exemple. Le mal-être des populations est systématiquement oublié... L’Europe n’est pas tant un marché commercial, qu’un continent à la dérive dont les habitants, épuisés par une surenchère de consommation, sont en peine de donner du sens à leur vie et cherchent à s’évader pour se rassurer. La consommation de stupéfiants ne serait-elle pas la traduction visible d’un mal invisible que nous n’avons plus les moyens de nommer, car nous sommes délestés des clés de la vie spirituelle ? La disparition du sacré dans les pays d’Europe se traduit par la perte du sens de soi, de sa réalisation dans le don de soi, et par un transfert du sacré vers la consommation et aujourd’hui la consommation d’écran. Consommer pour embellir sa vie, ou bien pour la détruire lorsqu’elle n’a plus de sens ou d’utilité. Notons que cela ne concerne pas seulement les personnes les plus précaires. Dans son discours à l’université de Harvard en 1978, Alexandre Soljenitsyne interrogeait la course mortelle aux biens matériels, à l’épanouissement seulement physique. Il s’inquiétait de la liberté de jouissance presque illimitée, foulant aux pieds notre nature spirituelle. Il voyait le symptôme d’un épuisement spirituel, et l’impasse de la quête d’un bonheur terrestre, sans aucune référence supérieure.

Au cœur des problématiques de nos sociétés, nous trouvons l’identité personnelle. Qui sommes-nous vraiment ? A moins de nous affronter à cette question, nous verrons s’allonger la file des âmes perdues. La question demeure encore bien trop inexplorée et l’on préfère mesurer le coût social des drogues en milliards d’euros, en perte de la qualité de vie, en coût pour les finances publiques. La vie vient à l’âme lorsqu’elle accède à la joie de la vérité sur le sens de l’existence. Tant que cette question demeurera un tabou, nous ne lutterons pas contre le fléau des stupéfiants.

La perception actuelle de la toxicomanie, comme un problème social ou médical, ne saisit pas le mal réel qui est spirituel, ne trouvant plus de sens à cette vie. Le coût de la désacralisation de la vie ne se mesure pas en milliards d’euros, mais hélas en vies humaines. L’illusion d’être autoréférent ne conduit pas à plus de vie, mais sa ruine. Elle se découvre jusque dans des législations, comme l’euthanasie et le suicide assisté, qui aggravent la désespérance et l’autodestruction. Des vies perdues bien vite réduites à des statistiques et l’on ne saisit toujours pas combien la vie humaine consiste avant tout en la conception d’une parole, d’un verbe de vie, qui seul permet de vivre car il en contient la beauté et le sens. Tout être humain vit de paroles, et en chacun se tient une parole de sens qui tient en vie. Ce sens sera nécessairement discuté, partagé et corrigé avec d’autres. Il permet la réelle intégration sociale. Le ciment d’une société se trouve dans la conscience « d’être pour et avec les autres » et de prendre part à une œuvre commune. L’absence de finalité crée une intégration sociale défaillante [3].

« La toxicomanie n’est pas le seul symptôme qui parle de la détresse du lien, mais elle en parle sans détour ni ambivalence, elle va droit au but, c’est-à-dire droit au corps » explique le psychologue Lin Gremaud. « C’est d’une carence de relations, que parle le toxicomane : d’une relation de dépendance qui le met en détresse. La fragilité du tissu social crée les conditions d’une consommation plus forte » [4].

La vulnérabilité économique fragilise, la pauvreté affective insécurise, mais seule la perte de sens et l’absence de perspectives désespèrent. La lutte contre la toxicomanie est l’affaire de tous, en ce sens que nous sommes tous capables de nous aider à penser notre raison d’exister. Si les religions peinent à faire entendre du sens et des promesses, il faut se donner les moyens de redécouvrir l’extraordinaire richesse de chaque être humain. Redécouvrir la signification d’un visage toujours unique, d’une voix toujours singulière, témoignant de la présence invisible de l’âme.

A l’heure où les interactions sociales sont de plus en plus médiatisées par des technologies, où les visages s’effacent et les voix deviennent artificielles, une société spectrale se profile et avec elle, les troubles de l’identité pourraient s’accroitre, le mal-être et la consommation accrue de stupéfiants allant de pair. Comme le rappelait les philosophes Paul Ricoeur et Charles Taylor, « il n’y a pas d’identité véritable en dehors d’un cadre matriciel du sens. Pour savoir ce que l’on est, il faut être situé dans cet espace où surgissent les questions relatives au bien et au mal, à la vie, à la mort et à l’au-delà ; à ce qui doit être fait ou non, à ce qui a un sens et une importance et ce qui n’en a point. Il est évident que ces valeurs jouent un rôle important dans la constitution de l’action et du soi humain, et par suite constituent la substance même de la culture [5]. »

Le retour à la vie spirituelle sera déterminant pour la vie du corps social et la lutte contre la toxicomanie. Le soin consacré à restaurer la sacralité de nos visages, la grâce unique de chaque voix authentiquement humaine, sera aussi décisif. L’attention au souffle qui révèle cet autre Souffle, Souffle divin qui seul apaise l’âme, sera plus encore vital. Alors, les cultures européennes sortiront de leurs impasses et tout être humain, entrant dans son vis-à-vis avec le divin, se découvrira vraiment et s’ouvrira à la joie de sa véritable destinée.

Notes :

[2Etude publiée mercredi 15 janvier 2025

[3Jean-François Briefer, Intégration sociale et psychopathologie chez les usagers de drogues, Drogues & thérapies Psychotropes , 2002/1 Vol. 8, De Boeck Supérieur

[4Lin Grimaud, Trouble de l’identité et toxicomanie, Eres, 1998

[5Marcel Basanguka, Éthique et imagination chez Paul Ricœur, Revue d’éthique et de théologie morale, 2005/1 n°233, Cerf.


Père Laurent Stalla-Bourdillon

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