La liberté d’expression ne peut, selon moi, se concevoir réellement sans lui reconnaître son rôle spécifique au service de la vérité. Une vérité, toujours cherchée et jamais complètement possédée, dont le rôle dans l’édification de la société, doit sans cesse être redécouvert [1].
Que vous inspire la décision de Mark Zuckerberg de mettre fin au fact checking sur ses réseaux ?
Cette décision est d’abord le fruit d’un opportunisme politique. Je pense que cela ne changera rien. Il faut distinguer deux choses : la modération, via les algorithmes, pour empêcher la diffusion de certains mots, et le fact-checking, pour vérifier la véracité d’une information. Le fact-checking, pour un réseau social, est comme un sceau apposé par une marque, supposé garantir la qualité du service aux utilisateurs. Pour que les internautes soient en sécurité. En réalité, le fondement du réseau social, c’est le contrôle de la circulation de l’information, peu importe la nature de ce qui circule, même s’il faut modérer ces contenus. Donc la vraie question est : la plateforme laisse-t-elle à chacun la possibilité de faire circuler son information ? A l’évidence non. Selon toute probabilité, il y a des algorithmes pour pousser ou freiner des informations.
Il faut donc se demander comment s’opère cette régulation de l’information, indépendamment du fact checking. Ce qui est fondamental, me semble-t-il, c’est ce que l’on pourrait appeler le rôle social de la vérité. La question du fact checking, c’est celle de savoir si l’on peut, ou pas, laisser circuler des fausses informations. Cela pose le problème de l’importance du vrai dans notre société. Je pense que notre équilibre social est fondé sur la vérité, sur la nécessité et le besoin, innés, qu’ont tous les êtres humains de chercher la vérité et de la servir.
Dans cette perspective, la fausse information, délibérément diffusée, contrevient au contrat social. La liberté de diffuser de la fausse information fait-elle partie de la liberté d’expression ? Pour y répondre, il faut se demander quelle est la finalité de la liberté d’expression. Si l’on vous donne un droit, celui de vous exprimer, c’est pour que vous puissiez librement participer à la vie de la société. Et cette société a besoin de vérité pour tenir ensemble ses membres. Or, aujourd’hui, on a décorrélé la liberté d’expression de sa finalité, qui est l’édification d’une société.
Les médias doivent-ils être contrôlés, censurés ?
Théoriquement, les réseaux sociaux n’ont pas à être contrôlés, ni à être censurés. Ce qui contrôle l’information, en principe, c’est la conscience critique de la personne qui reçoit l’information, c’est à elle de faire le tri. Or, la conscience des personnes est souvent influencée par ce qui est considéré socialement comme admissible. Une censure qui voudrait éliminer le faux, oblige à savoir sur quelle base elle va l’éliminer. Tous les médias ont une ligne éditoriale : ils choisissent les informations qu’ils traitent et la façon dont ils les traitent. C’est légitime et c’est leur liberté de le faire. Donc revenir aujourd’hui à la censure me paraît assez dangereux.
La liberté d’expression doit-elle être totale ? Quelles sont ses limites ?
Dans les réseaux sociaux, il y a trois acteurs :
celui qui parle,
celui qui transmet (la plateforme),
et celui qui reçoit l’information.
La question de la liberté se pose à ces trois niveaux. Que veut dire « être libre de s’exprimer » ? Que veut dire transmettre l’information de façon authentique (la plateforme a la main, elle ouvre ou ferme les tuyaux) ? Que veut dire recevoir l’information de façon libre ? Si une fausse information est transmise mille fois, celui qui la reçoit sera-t-il vraiment libre de l’accepter ou de la refuser ? Elle acquiert le statut de fait social. Une réflexion sur la liberté d’expression dans les réseaux sociaux ne peut pas ne pas tenir compte de ces trois éléments, sinon elle manque sa cible.
La liberté d’expression ne peut pas être totale. La liberté d’expression ne couvre pas l’injure, la diffamation, en particulier. Chacun comprend que ces infractions compromettent le corps social et son unité. S’il n’y a pas de liberté d’expression dans l’absolu, c’est bien parce que nous croyons qu’il y a quelque chose qui lui est supérieur. Une liberté ne peut se penser en dehors de sa finalité : le cadre social. L’unité de la société repose sur le postulat qu’une même vérité nous abrite les uns et les autres. Sans vérité commune, il n’est plus possible de vivre ensemble. La liberté d’expression vise cette quête de vérité commune. C’est pourquoi, il y a des limites imposées par la loi qui protège l’intégrité du corps social. Il peut tout à fait, y avoir de la part de l’État un excès idéologique quand il entend contrôler la liberté d’opinion. Quand vous touchez à quelque chose de vrai qui contrevient à une expression dominante, le pouvoir a tendance à interdire les opinions qui lui sont contraires, et en faire un délit d’opinion. Ce qui est largement contestable, bien entendu. La vérité s’impose par la seule force de la vérité elle-même. Elle n’a pas besoin de la force du politique. Si l’État veut imposer « sa » vérité, c’est problématique ! C’est, en réalité, un signe de faiblesse. Les vérités anthropologiques finissent toujours par se confirmer dans le temps long, et nous le voyons aujourd’hui avec les questions de crise de la natalité qui perturbent tout l’édifice de la société.
Notes :
[1] Interview au magazine Famille Chrétienne, sur la liberté d’expression avec Rémi Brague, N°2455, du 1er au 7 février 2025